Celle-ci peut donc devenir, au vrai sens du terme, un « lieu de mémoire », tant la revue, fondée pour accompagner la révolution égyptienne de 1952, en revendiquant son engagement, au sens esthétique du terme, est désormais inscrite dans le patrimoine arabe. Elle aura accompagné les années d’or de la scène culturelle beyrouthine au tournant des années 1960, quand la capitale libanaise, par son dynamisme et son ouverture aux créateurs de toute la région, disputait au Caire son leadership culturel. Adossée à une maison d’édition spécialisée en littérature moderne – dont les activités, en revanche, se poursuivent –, elle aura aussi contribué à « asseoir », à une époque où c’était encore loin d’être évident, la légitimité de la prose de fiction en général et du roman, notamment dans des débats, restés célèbres, avec les animateurs d’autres revues de l’époque, privilégiant davantage une révolution de la forme (ou bien une révolution formelle), à l’image des animateurs (Youssef el-Khâl, Khalil Hâwi, Adonis…) de la revue Shi’r (Poésie) au début des années 1960.
Après avoir donné à la revue, depuis plus d’une vingtaine d’années, une nouvelle impulsion, faisant d’elle une tribune engagée pour une conception résolument nationaliste et laïque de la culture et de la pensée arabes (« Ma confession, c’est le nationalisme arabe de gauche », dit-il ainsi dans cet entretien en arabe publié en juin 2010 par le quotidien Al-Quds al-’arabi), Samah Idriss renonce, au moins provisoirement. Non pas pour des raisons financières, la revue est déficitaire depuis longtemps mais la maison d’édition est solide, ni même en raison des nombreux procès que lui vaut son engagement, mais parce qu’il ne voit plus de raison, dans le contexte actuel, de dépenser une telle énergie pour un lectorat qui se réduit comme peau de chagrin.
A l’occasion d’un entretien (en arabe) publié dans Al-Akhbar, il s’explique en se demandant à quoi bon continuer un tel travail acharné, si personne ne s’intéresse plus à la culture y compris au sein de la gauche, si le consumérisme l’emporte sur tout, au temps où domine dans la région un islam politique qui n’aura pas le souci de « produire un moment culturel » (لا يمكن التعويل على الإسلام السياسي لإنتاج حالة ثقافية ). A quoi bon puisqu’il est impossible d’aller à contre-courant s’obstiner à éditer une revue dont le rôle, précisément, est de « se révolter contre la pensée dominante/l’ordre établi » (ثورة على السائد) ?
Problème d’une revue « qui a perdu le combat avec la génération internet » comme le titrent certains articles (ici, en arabe) ? Même si l’on a pu assister, à Beyrouth justement, à la naissance d’autres revues de qualité – Al-Akhar autour d’Adonis, Al-Tarîq, Bidâyât, Kalamon… –, faut-il penser avec Hussein Ben Hamza (article en arabe) que la temporalité d’une revue papier n’est plus celle d’une époque où même les rubriques quotidiennes de la presse peinent à suivre une actualité littéraire et culturelle qui s’énonce aujourd’hui dans l’immédiateté des réseaux sociaux, Facebook en tête ?
On peut le croire. La disparition – si ce devait être le cas – de Al-Adab, en tout cas sous la forme qui a été la sienne depuis 60 ans, signalerait ainsi la fin d’une époque, celle du « sacre de l’écrivain » arabe, pour reprendre l’expression de Paul Bénichou. Un paradigme ouvert avec la Nahda – la « résurgence arabe » comme la nommait Jacques Berque (merci au lecteur qui me l’a rappelé) – se referme, en donnant un sérieux coup de blues à ceux qui ont porté ce modèle. Mais pas forcément un coup de vieux. Samah Idriss, très loin de rejoindre le camp des aigris, nourrit toutes sortes de projets personnels : remettre sur le métier son grand dictionnaire arabe, un projet qui renoue avec l’énergie créatrice des pionniers de la Nahda, et poursuivre son travail avec les générations de demain, en continuant d’écrire, comme il sait si bien le faire, pour la jeunesse arabe (sur cette facette de son talent, voir les billets de Mathilde Chèvre, la grande spécialiste de la question, ici et là).