« Toutes les subtilités de la vie sont la matière des livres. Il insistait : Tu notes bien que je parle du roman ? IL n'y a pas que les situations d'exception, dans les romans, les choix de vie ou de mort, les grandes épreuves, il y a aussi les difficultés ordinaires, les tentations, les déceptions banales, tous les comportements, des plus beaux aux plus misérables. [..] Des adultes vont te dire que non, que la littérature n'est pas la vie, que les romans n'enseignent rien. Ils auront tort. La littérature informe, elle instruit, elle entraîne. »
Ça commence par des crimes, des attentats psychologiques, le mystère est complet. Une enquête doit être menée, alors il faut raconter toute l'histoire. Toutes les histoires. D'amour, politiques, de jalousie, de haine. Un « je » s'en charge, très discret au début, laissant place à l'intrigue, pour s'affirmer, au fil des pages, et enfin se révéler, au lecteur, à lui-même.
Francesca a un rêve, des moyens. Elle rencontre Van, qui, lui, a une passion, et de l'expérience : « Il avait acquis un discernement formidable. Dans les deux premières pages, il repérait le très bon livre. Celui-là, il le lisait en entier. Les autres, il leur consacrait ni plus ni moins que le temps qu'ils méritaient, trois minutes pour la pseudo-enquête du journaliste gonflant un article déjà paru, cinq pour le pavé dans lequel il était évident qu'on ne trouverait pas une phrase à noter, un quart d'heure pour le roman attendu – aux deux sens du terme – de l'auteur exploitant sans risque sa réputation en récrivant toujours le même opus.. » Ils créent « la librairie parfaite, celle qui ne vendrait que de bons romans » : Au Bon Roman
« - Vous n'avez presque aucune chance.
- Ce presque nous passionne, dit Van. »
Un comité secret se crée, composé de huit membres qui établissent leurs listes, sans jamais se rencontrer. Valse des pseudos, des titres à recouper, des genres, pays époques à représenter. Travail de Titan, de fourmis, la galerie se creuse, s'étend, s'étoffe, s'organise. « Je suis un peu perdue, entre les vrais noms qui ont l'air de faux, les noms de plume adoptés par certains et les noms d'emprunt que nous exigeons de tous.
Rouages économiques, chaîne du livre désentravé, le roman déploie ses feuilles, parmi ses congénères, ses amis d'enfance, ses camarades de longue date. Plongée vers les abysses romanesques, navigant entre les incontournables, les classiques, pour atteindre le précieux, le caché dans les profondeurs. Le jamais remonté à la surface, le passé inaperçu derrière un ban de nouveautés, un récif de best-sellers. La barrière de corail se lève et le goûteux entre en scène.
Une librairie spécialisée qui attire spécialement les amateurs d'authentique, de phrases cent fois remises sur le métier avant d'être couchées à vie sur le papier, des parfums qui se distillent et s'évaporent, différents à chaque page, à chaque livre. Galerie d'art, les cinq sens sont invités, le temps suspend son vol et l'absolu s'empare des lieux.
« Enfin ! Enfin une librairie où il n'y a que des romans superbes. Enfin une vraie sélection, Enfin on peut être certain que l'on ne sera pas déçu.
« déjà la librairie est bénéficiaire. Là n'est pas l'essentiel. Au bon roman est beaucoup plus qu'une entreprise, c'est un mouvement. »
Une librairie qui attire aussi les intrigues, les malveillances, les coups bas. La tragédie guette, d'abord tapie entre le canapé et l'étagère, et se déclare. Sur place, dans la presse, sur le net, dans la rue.
« la conjuration des médiocres et des envieux n'a qu'une force, elle est innombrable. »
L'attaque est massive, anonyme, virulente, violente. Massive, mais orchestrée, par quelques-uns seulement, un réseau, une autre fourmilière, semblable à celle d'Argentine, qui décime toutes les autres, tente différentes attaques aux points stratégiques, sur plusieurs fronts.
Les forces obscures s'emparent de la Capitale (de la douleur ?), Flaubert les dénonçait déjà, 150 ans plus tôt. Van contr'attaque pacifiquement, invite au dialogue, au calme, à passer sans trop se retourner, à tourner les pages, quoi qu'il arrive.
« ce qui m'angoisse, c'est le combat terrible entre les Puissances, je veux dire que ce combat soit incessant, n'ait pas de vainqueur, pas de fin, et que nous en soyons les jouets, terrifiés »
Ce combat n'est pas le seul. Il y a aussi celui des sentiments, des amours impossibles. Anis(z) et Van semblent mener une relation pour le moins épique : épistolaire, puis téléphonique, puis « rendez-voutesque ». Anis plus que quiconque s'identifie à une héroïne, inaccessible, qui aime les histoires mais craint de les vivre : « Anis free, on ne peut mieux dire. Je vais envoyer ce type de messages. Ce sont des papillons voyageurs, ils feront mois de bruit que ceux que je laissais sur votre répondeur. Vous serez encore plus libre de ne pas y répondre. » « Il ne voyait que cette signature. Chimène. Son cœur sautait de joie. Chimène ou les atermoiements, Chimène inaccessible. Chimène divisée, contradictoire, Chimène ouvrant les bras à celui qu'elle ne veut pas voir, fermant les yeux sous ses baisers – ceci expliquant peut-être cela. »Anis est un extrait, d'amour, d'inaccessible, un passage qu'on aime à relire sans en saisir jamais véritablement l'essence. Tandis que Van, de son côté, commence les siennes sans jamais laisser à quiconque le soin d'en écrire une suite:des coups de foudre, des sérénades, des roulades et des roucoulades. Et puis un grand coup de barre de mon fait. En arrière toute. Des pleurs et des reproches chez elle. Chez moi, des regrets, de la honte, du soulagement. .
Francesca, l'instigatrice, celle par qui tout arrive, voudrait Van, mais ne peut pas (et n'en dit rien), Van veut Anis qui pourrait mais ne sait pas ce qu'elle veut.
L'une bouleverse Van, l'autre le structure, le stabilise : J'ai la certitude que vous allez me permettre d'accéder à mon être propre. Alors même que son mariage est distendu, poli et décousu de fil terni, jaunâtre.
Des personnages tout droit tirés de romans, des histoires hors du communément racontées
Mais, après tout. ce ne sont que des histoires, tout ça. Ce sont des histoires, justement. Il en fallait donc une pour les raconter toutes. Un polar éthique, une poésie policière, en quête de littérature, à la recherche du roman perdu.
10/10