Quelque chose de figé et sec s’est brisé sur le Champ de Mars ce 13 janvier 2013. Ce quelque chose, c’est la génération de l’enfouissement et de l’activisme, cette génération qui avait mal digéré le concile et s’était perdue dans les sables du monde. Le froid parisien a révélé l’apocalypse qui fait entrer la France dans la génération mobile et liquide. Il n’y avait rien de vraiment surprenant à Paris ce 13 janvier, si ce n’est la confirmation de ce que l’Europe avait connu dans la chaleur torride de Quatrovientos, cet été 2011 : plus d’un million de jeunes européens nés après la chute du Mur venus assister à une messe et écouter un pape né avant la guerre. Le contraste tout autant que le nombre avait alors surpris les commentateurs. Ce 13 janvier, c’est le calme en dépit du nombre qui a lui aussi surpris. C’est oublier que l’histoire procède par génération, et qu’en ce mois de janvier celle qui a manifesté c’est essentiellement la génération née dans les années 1980-1990, celle qui, aujourd’hui, a entre 35 et 15 ans.
Cette génération, c’est la nouvelle vague chrétienne, qui n’a plus peur du monde, qui n’a plus peur d’assumer sa foi, ni d’associer la tradition chrétienne à la modernité technologique. Cette génération est fortement attachée à la tradition et à l’histoire chrétiennes, tout en étant chrétienne non par tradition, mais par conviction. Elle s’est appropriée une foi qu’on lui a mal transmise, voire même pas du tout transmise, et que le catéchisme progressiste et l’école n’ont cessé d’attaquer.
Il y avait eu Paris, en 2008, puis Madrid, en 2011, et de nouveau Paris en 2013, avec toujours Rome comme point axial. Cette génération est mondialisée, tout en étant complètement terroirisée. Ce qui surprend c’est quelle soit autant décomplexée face aux mirages du matérialisme et du consumérisme que l’on ne cesse de lui vendre et de lui imposer. Vingt ans de propagande massive en faveur d’un esprit de mort et d’une réduction morbide au consumérisme n’ont pas réussi à éteindre la flamme ; qui est même beaucoup plus vigoureuse qu’au début des années 1980. C’est cela que les spectateurs bien intentionnés ne comprennent pas.
Cette génération est avide de prières et d’action, elle multiplie les signes extérieurs d’appartenance chrétienne : génuflexion à la messe, adoration, procession, chapelet, prière collective, c’est-à-dire tout ce qui avait été cantonné à la brocante chrétienne à partir de 1962. Mais ce retour n’est pas « vintage », il est furieusement moderne.
Cette génération, c’est la nouvelle vague chrétienne de la Jeune Europe. L’Europe, qui était l’homme malade du christianisme au début des années 1980, en est aujourd’hui le cep vivace. Alors que l’Amérique latine retombe dans le paganisme en succombant aux mirages des évangélistes, et que l’Afrique n’arrive toujours pas à donner un corpus intellectuel à sa religiosité sentimentaliste, c’est l’Europe qui retrouve les couleurs de la foi saine. À travers cette jeunesse européenne, c’est tout le continent qui se remet en ordre de marche. La parenthèse de suicide collectif du continent ouverte en 1914 dans les rues de Sarajevo est en train de se refermer un siècle plus tard, en 2013, dans les rues de Paris, continuatrices des rues de Madrid. Il aura fallu un siècle pour achever l’ère ouverte par 1914 ; un siècle, c’est-à-dire quatre générations. Les historiens pourront dire, d’ici quelques années, si une nouvelle ère s’est ouverte en 2013, pour ouvrir un nouveau siècle de foi et d’espérance. En 2005, lors de l’intervention en Irak, le refus français avait été interprété par certains comme le signe d’une Europe décadente. C’était en fait la marque d’une Europe connaisseuse de l’histoire, et c’est dans cette vieillesse qu’elle a puisé dans sa tradition qui lui ouvre désormais les portes de la nouvelle jeunesse.
Et en Europe, la France. Le cardinal Barbarin a évoqué la voie française contre le mariage homosexuel. C’est ici que l’opposition est la plus structurée, la plus vive et la plus armée, associant la prière et l’action. Ni l’Espagne ni le Portugal n’avaient montré une telle vitalité et une telle intelligence du monde moderne lorsque des lois similaires furent présentées au Parlement.
La jeunesse chrétienne française, en défilant ce 13 janvier, a montré qu’elle n’a plus peur de l’ennemi et qu’elle n’est plus tétanisée par le qu’en-dira-t-on. Ce fut bien une apocalypse, c’est-à-dire une révélation de ce qu’est la nouvelle génération dans ses profondeurs et dans ses rêves. Et c’est bien un retournement de l’histoire, car ce que nous connaissons aujourd’hui était inimaginable il y a une dizaine d’années. Cette Jeune Europe qui défile a face à elle l’immense défi de la lutte contre le mensonge et la négation de la réalité, ce que Benoît XVI ne cesse de combattre en dénonçant le relativisme. Elle y a d’ailleurs été confrontée de façon immédiate, quand le gouvernement a tenté de faire croire qu’il n’y avait que 340 000 participants, quand le moindre bon sens dément formellement ces chiffres, et que le gouvernement reconnaît, en coulisse, que cette donnée fut manipulée. Elle est confrontée aussi au mensonge quand elle manifeste pour rappeler qu’un enfant doit avoir un père et une mère. C’est un combat plus dérisoire que la paix au Vietnam ou la lutte pour la dénucléarisation menée par ses aînés, mais c’est aussi un combat de plus longue haleine et plus retors, tant le relativisme est ancré dans le monde. C’est ce vieil Européen qu’est Benoît XVI qui donne les clefs de compréhension du monde actuel à la jeunesse d’aujourd’hui. C’est ce fils de 1914 qui a connu tous les combats et les luttes du siècle qui fait entrer l’Église dans ce nouveau millénaire, s’appuyant sur le roc dessiné par Jean-Paul II. Le pape polonais dut lutter contre l’oppression et pour la liberté. Le pape allemand mène la barque de son pontificat contre le mensonge et pour la vérité, notamment la vérité anthropologique. Mais à tous deux, le Christ est leur chemin.
Pour répondre au défi du relativisme, et pour le vaincre, la nouvelle jeunesse française doit à son tour relever deux autres défis : celui de la formation et celui de la transmission.
La formation tout d’abord. Nourrie au lait frelaté de l’indigence des programmes scolaires, des objectifs malthusiens de 80% de réussite au bac, de la baisse continue des exigences et de la perte de la notion d’effort et de travail, cette jeunesse est une estropiée à l’envers. Depuis quelque temps Benoît XVI ne cesse d’évoquer l’éducation dans ses discours, thème qu’il avait magistralement introduit lors de la rencontre avec des jeunes professeurs à Madrid en 2011. La jeunesse française doit comprendre la nécessité de se former sainement, de se dégager de la gangue des carences anthropologiques et des partialités cognitives.
La transmission ensuite. Cette génération sera vraiment victorieuse si elle sait transmettre son renouveau. Que seront les enfants de ces jeunes de 15-35 ans qui ont conflué vers le Champ de Mars ? Auront-ils la même foi que leurs parents, n’aura-t-on pas de rupture de la foi comme nous avons pu la connaître dans les décennies passées ? Parmi eux, combien sauront répondre à l’appel divin au mariage ou au célibat apostolique, avec la même générosité qu’ils ont répondu à l’appel d’un collectif ? La lame de fond de conquête et d’évangélisation pourra-t-elle se transmettre dans les décennies à venir ? En l’an mil, le moine Raoul Glaber évoquait le blanc manteau d’églises qui recouvrait alors la France, et il s’émerveillait de ce mouvement d’expansion apostolique dans des campagnes restées jusque-là très païennes. L’avenir dira si nous assistons nous aussi à un blanc manteau de foi qui recouvre la France consumériste, comme les promeneurs ont recouvert le Champ de Mars.