J’ai garé la voiture un peu plus loin dans la rue, mais déjà la porte s’ouvrait pour m’accueillir. Je n’avais pas confirmé l’heure de mon arrivée, ils devaient me guetter. Tout à leur joie de me revoir, mes paquets furent vite déchargés, et je traversai la rue étroite pour pénétrer dans la maison.
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Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s’ensommeillent, leurs pianos sont fermés
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La porte coinçait un peu sur le carrelage démodé, vieilli par les ans. Autrefois je suppose qu’il l’aurait réparée. Je me débarrassai de mon manteau dans le couloir et entrai au salon. C’était novembre, et je fus saisie par l’odeur, légère mais pourtant bien présente, de renfermé que trahissait la pièce.
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Ca sent les vieux, me dis-je.
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Depuis quand cette pièce n’avait-elle pas été aérée,nettoyée à grandes eaux, laissé pénétrer la vie?
Un plaid fleuri, cadeau du dernier vépéciste sans doute, couvrait le canapé en cuir fatigué. Tout était impeccablement rangé, et mes enfants s’appliquèrent en quelques minutes à transformer le sanctuaire en champ de bataille, courant au grenier dénicher des jeux oubliés dans la poussières par leurs propriétaires, vingt ou trente ans auparavant.
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Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
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Je m’assis prudemment, avant que la conversation ne viennent détendre l’atmosphère et mon attitude. C’était bon de les retrouver dans leur maison, finalement. Je n’avais pas encore vu ce cadre, je ne me rappelais plus de ce muret.
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Pourtant il était là la dernière fois, me dit-elle.
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J’avais oublié. Oubliés aussi, le nom de leurs voisins, la maison qui a brûlé, la jeune famille qui a remplacé la vieille dame, un peu plus loin.
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Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
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Elle s’affaire en cuisine, il fait la conversation. A la fin du repas, les rôles s’inverseront. Cela fait bien longtemps que le lave-vaisselle est tombé en panne et qu’ils ne l’ont pas remplacé. Il aime que tout soit rangé, que rien ne dépasse. Avec l’âge, il devient maniaque, pinaille, et elle en souffre parfois. Pour ne pas gâcher ces quelques instants, je fais mine de ne rien voir.
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Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
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J’étouffe soudain. Je les soupçonne d’avoir un peu monté le chauffage, pour le bébé, puis pour pas que je les sermonne. Je demande à sortir, non, pas au jardin, pas cette fois, c’est trop triste, c’est novembre, mais promener, dans ces rues que je reconnais à peine. Tout a changé: la couleur des maisons, les jardins… Un arbre abattu, une haie qui a poussé, une porte murée…
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Et s’ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
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Nous empruntons le chemin du bord de l’eau. Je peste contre les voitures qui ont aujourd’hui envahi aussi cet espace de liberté, cette berge ne menant concrètement nulle part. Les gens ne savent plus marcher, même le dimanche, doucement, et descendre de leur voiture pour donner du pain aux canards obèses.
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C’est pour suivre au soleil l’enterrement d’un plus vieux, l’enterrement d’une plus laide
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Nous rentrons à présent, l’hiver sera bientôt là et le froid tombe vite. Il est temps pour moi de prendre congé, de regarder autour de moi encore une fois, pour ne pas oublier, jusqu’à la prochaine. Pour leur demander des nouvelles, bientôt, au téléphone. De la plante verte qui traverse le salon, le long du plafond. De ce tapis, dont elle ne savait pas si elle allait le conserver. De leur petite vie. Petite, si petite à présent.
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Et le temps d’un sanglot, oublier toute une heure la pendule d’argent
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Deux ans et demi.
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Cela faisait deux ans et demi que je n’étais plus allée chez mes parents.
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Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend
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J.Brel, Les vieux
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