1ère de couverture « La tombe des lucioles » de Akiyuki NOSAKA. Editions Philippe Picquier
Eté 1945, le Japon dont la reddition est imminente plie sous les bombardements alliés et découvre le gout mentholé du chewing-gum. Tandis que de rares kamikazes sacrifient leur vie, la population paye lourdement le prix du fanatisme de ses dirigeants. C’est un peuple hébété, dépossédé de son âme et de ses valeurs séculaires que choisit de décrire le romancier Akiyuki Nosaka au travers de ces deux récits aussi lumineux que cruels.
Largement inspiré par la propre histoire du romancier, le premier récit « La tombe des lucioles » retrace le parcours de deux combattants sans fusil : deux enfants, un frère et une sœur, témoins et victimes du conflit. Seita, l’adolescent, et sa petite sœur Setsuko errent dans un Kobe fantomatique devenu un dépotoir de chairs calcinées. Parmi ces chairs calcinées, celles de leur propre mère dont le décès les laisse seuls au monde sans autre solution que d’en affronter la grande horreur. La grande horreur de la guerre conduisant les hommes aux agissements les plus bas autant par instinct de survie que par appétence pour la barbarie. Face à cet apocalypse moral, ils devront survivre sans compter sur l’aide de quiconque. Comment se nourrir, comment préserver sa dignité, comment s’autoriser les rires, comment éloigner la sanction de la mort quand on est à l’âge où le bonheur devrait être l’unique condition. Seule l’immense tendresse qu’ils se portent leur permettra de retarder l’échéance de la tombe. Un tombeau symbolique qui s’offrira à eux sous la forme d’un bunker et dont ils tenteront d’éloigner les ténèbres en appelant de leurs vœux une autre lumière : la lumière naturelle des lucioles. C’est cette dernière et triste bougie, allumée par les seules volontés de la nature et de l’ingénuité enfantine que choisit de faire briller Nosaka.
Toujours en conflit contre l’asservissement idéologique venu d’ici ou d’ailleurs, l’auteur aborde avec le second récit « Les algues d’Amérique » l’autre face de la guerre, celle incarnée par l’occupant américain dont la force physique est ici associée à la puissance militaire. Les cuisses gaînées dans leurs pantalons de treillis, les GI fascinèrent le temps de leur imposante présence un peuple japonais décrit comme disgracieux et ébloui par ses nouveaux dieux. En situant le temps de son récit dans les années 60, Nosaka met en perspective le personnage de Toshio, publicitaire reconnu, qui au contact d’un couple d’américains invité par sa femme renouera avec ses souvenirs. Ceux des années d’occupation quand il fut rabatteur pour le compte des américains. Une rencontre rendue impossible entre ces deux cultures que tout oppose y compris la perception des joies de la chair censées pacifier les relations. Sans concessions et grâce à un sens de la loufoquerie savoureux, Nosaka évoque la stérilité grotesque de certaines tentatives de réconciliation.
Récompensée par le prestigieux prix Naoki, « La tombe des lucioles » est une lecture qui vous poursuivra longtemps tant par la beauté de la langue inventive et scélérate du romancier que par l’émotion qu’elle suscite. S’aidant de sa propre expérience de la guerre, Nosaka parvient à s’emparer du réel pour en transcender les douloureuses atrocités. Et c’est avec un talent de conteur, distillant son jugement avec parcimonie, qu’il nous confronte à nos grandes lâchetés. En pourfendeur des pleutreries et autres élans nationalistes, Nosaka s’impose comme « la luciole » de notre conscience.
« Le tombeau des lucioles » fit l’objet d’un film d’animation en 1988 et ce long-métrage complète avec délicatesse ce nécessaire témoignage littéraire sur notre histoire. Au regard de l’actualité, force est de constater « que le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».
Astrid MANFREDI, le 27/01/2013
Informations pratiques
Auteur : Akiyuki Nosaka
Editeur : Editions Philippe Picquier poche
Nombre de pages : 144
Prix France : 6 euros