Marzak Allouache : « L’expérience algérienne doit
servir tout le monde arabe »
Dans cet entretien (extrait n° 1) autour du film L’autre monde (2001), le cinéaste algérien Merzak Allouache, réalisateur notamment de Chouchou (2005) et de Omar Gatlato (1976), s’exprime sur le rôle du cinéma dans une société ravagée par la violence islamiste au quotidien depuis plus de dix ans. Il souligne notamment que la crise que vit son pays à l’état déclaré et exacerbé n’est pas propre à la société algérienne. Elle se retrouve à l’état latent dans l’ensemble du monde arabe. A bon entendeur…
Dans l’extrait n°2 (d’un autre entretien), il revient sur la responsabilité du cinéaste arabe et met quasiment en garde contre sa démission devant le problème de l’islamisme.
Extrait n° 1
Le film montre des choses qui n’apparaissent pas dans les reportages, par exemple la vraie nature de la violence des islamistes, et leurs méthodes. Comment avez-vous enquêté et conduit vos repérages ?Bien sûr je n’ai pas pu moi-même enquêter sur les détails de ces opérations sanglantes, pour la bonne raison que la plupart des témoins de cette violence n’en réchappent pas. Mais ce sont des choses dont les gens parlent, on sait comment les faux barrages se mettent en place, et cette violence, même invisible et cachée, est très ancrée dans l’esprit des algériens. J’ai été limité dans mes repérages par les multiples précautions à prendre, car les attentats et les faux barrages ne sont pas rares encore aujourd’hui, même si on en parle moins en Europe parce que les sujets d’actualités se bousculent.En tout cas, je crois que cette violence ne va pas nécessiter qu’un seul film, il faudra en faire beaucoup, en parler encore et encore pour la surmonter.
« Mais ce sont des choses dont les gens parlent, on sait comment les faux barrages se mettent en place, et cette violence, même invisible et cachée, est très ancrée dans l’esprit des algériens. »
Par le soin apporté aux images, on sent que vous avez voulu vous démarquer de la représentation de l’Algérie dans les médias. Contre la vision très partielle et fragmentée qui nous parvient de ce pays, vous avez vraiment voulu faire œuvre de mise en scène…
On a toujours parlé d’une guerre sans images. Il y a eu quelques reportages, des images nous parvenaient d’enterrements, de manifestations, sans plus. Mais personne, je crois, n’aurait voulu voir les images horribles des massacres. J’avais envie effectivement de créer un autre type d’image, qui appartienne vraiment au cinéma, qui parvienne à figurer de manière plus complète la réalité du pays. Je voulais faire une fiction qui traite de la violence algérienne tout en montrant certains aspects de la vie quotidienne. On s’attendait peut-être à ce qu’un premier film sur les événements en Algérie ne montre que la guerre et la violence.Mais ce n’est pas la réalité. Même si la violence est omniprésente, elle n’a pas détruit les habitudes des algériens, et toutes ces particularités qu’il faut approcher pour comprendre cette société et ses problèmes.
Vous utilisez beaucoup les ellipses et le hors ch
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pour représenter cette violence…Je ne voulais pas montrer une violence à l’état pur, reconstituer les massacres pour faire des images sanglantes. D’abord parce que ce n’est pas mon type de cinéma, et ensuite par ce que je n’aurais de toute façon pas eu les moyens de le faire. Nous n’avons obtenu aucune logistique militaire, et c’était déjà assez difficile d’obtenir des armes pour les acteurs, de les habiller en terroristes du G.I.A. Il était pour moi impensable de se complaire dans des scènes de violence.
Même si votre objectif n’est pas de polémiquer sur les rouages sociaux et politiques de la violence, le personnage du militaire fait planer le doute sur la vraie nature des massacres…
Je ne voulais pas faire un film politique au premier degré, mais d’une certaine manière, un film engagé, car je crois qu’il y a un devoir d’engagement aujourd’hui pour un cinéaste algérien. Bien sûr, ce personnage de militaire peut prêter à polémique. On peut interpréter son discours et son attitude, mais je n’avance à travers lui aucune hypothèse. Dans Bab el Oued city il y avait des personnages mystérieux qui traversaient la ville en BMW, que j’appelais « les manipulateurs ». Peut-être qu’il y a le même mystère autour de ce personnage d’officier. L’armée est souvent mise en cause, on lui reproche une certaine passivité. Il faut savoir que de nombreux convois de militaires sont piégés dans des embuscades, et que les officiers qui les dirigent meurent eux aussi. Pour l’instant, la situation n’est pas claire en Algérie, beaucoup de choses restent inexpliquées. Je ne prétends pas avoir les moyens d’investigation suffisants pour affirmer telle ou telle chose et faire un film à thèse.J’ai donc préféré laisser planer le doute.
« L’armée est souvent mise en cause, on lui reproche une certaine passivité. Il faut savoir que de nombreux convois de militaires sont piégés dans des embuscades, et que les officiers qui les dirigent meurent eux aussi. »
Tout en condamnant la violence, vous vous êtes refusé à faire le procès du fanatisme religieux. Hakim, le jeune combattant islamiste, a une certaine complexité humaine, et même une dimension un peu romantique…
Il y a quelque chose de très fataliste dans ce personnage, et dans la parabole que raconte le film. Après un répit, le cycle absurde de la violence a le dessus. N’avez-vous pas peur que l’on vous prête un point de vue pessimiste ?
Hakim n’a que la violence comme moyen de s’exprimer, mais il est aussi très désorienté par cette violence, et l’on entrevoit peut-être une rédemption possible pour lui. Je voulais que le dernier plan forme aussi une ouverture, malgré la noirceur de l’histoire, et mette les choses en perspective. Je suis loin d’être pessimiste, mais je crois que le cinéma algérien doit faire face à la tragédie que le pays vient de vivre.
« Je pense que la violence, aussi intolérable soit-elle, a rarement pour seule raison le fanatisme religieux.Elle s’enracine souvent dans une révolte individuelle, qui est une réponse à des mauvaise conditions de vie, ressenties comme une profonde injustice. »
Propos recueillis par Grégoire Bénabent.
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Extrait n° 2
Quel regard cinématographique peut-on porter sur cette seconde guerre d'Algérie [qui aurait fait depuis 1992 plus de 50 000 morts]?
Merzak Allouache
: J'espère que très vite d'autres cinéastes, algériens et arabes, vont se pencher sur cette crise, exacerbée en Algérie, mais latente dans quasiment tous les pays arabes. L'Algérie mène une expérience très douloureuse, mais qui n'est pas propre à ce pays. Elle doit servir tout le monde arabe. Il ne faudrait pas que les cinéastes arabes se lavent les mains de ce qui se passe dans mon pays, il faudrait qu'ils rendent compte de cette violence plus ou moins larvée. Je crois personnellement que le cinéaste arabe en particulier, du tiers monde en général, a un devoir d'engagement vis-à-vis de nos sociétés. D'autant que celles-ci, actuellement, ne sont pas d'une stabilité exemplaire...« Il ne faudrait pas que les cinéastes arabes se lavent les mains de ce qui se passe dans mon pays, il faudrait qu'ils rendent compte de cette violence plus ou moins larvée. »
Merzak Allouache: La violence en Algérie est un drame de dimension mondiale. On a l'impression que c'est une violence de fin de siècle. Je discutais dernièrement avec une femme africaine qui me disait qu'avant, dans les guerres de tribus, on respectait la femme, l'enfant, le vieillard. Mais dans les guerres actuelles, en Afrique, en Bosnie et ailleurs, il n'y a plus de tabous ni de code de la violence. Chaque fois que ça bouge quelque part, c'est le "clash" total. Quand on jette du gaz sarin dans le métro de Tokyo, c'est une violence extrême. En Algérie, ce sont des petits jeunes de 17 ans qui peuvent tuer de sang-froid... Cela reste pour moi incompréhensible.
« En Algérie, ce sont des petits jeunes de 17 ans qui peuvent tuer de sang-froid...»
Propos recueillis par Réda
Benkirane
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Note bio/filmographique :
Né le 6 Octobre 1944 à Alger, Merzak Allouache suit des études cinématographiques dans la section réalisation de l'Institut National du Cinéma d'Alger en 1964 où il réalise Croisement, son film diplôme. Après Le Voleur, son premier court-métrage, il complète sa formation par des stages à l'IDHEC en 1967 et à l'ORTF en 1968. Il travaille également comme assistant sur quelques films.
Après le succès de son premier film, Omar Gatlato (1976), Merzak Allouache réalise notamment : L'homme qui regardait les fenêtes (1982), Un amour à Paris (1985), Bab El-Oued City (1994), Salut Cousin (1996), Alger Beyrout, pour mémoire (1998), L'Autre monde (2001) et surtout Chouchou (2005)
Il a également réalisé des documentaires : L'Après octobre, 1988 ; Femmes en mouvement, 1989 ; Voices of Ramadam, 1991 ; Jours tranquilles en Kabylie, 1994), Qabsa Chemma - La Boîte à chique, émissions humoristiques (pour la télévision algérienne), 1989 et Vie et mort des journalistes algériens (pour Arte)