Partie de Campagne
Qu'est ce que le langage du cinéma?
Par Laurent Jullier (professeur d'études cinématographiques, Université Nancy 2 et Paris III)) Ciné-conférence ponctuée d'extraits de films | en langue française | 60' Cinémathèque du Luxembourg
22 octobre 2012
Cette conférence constitue la leçon inaugurale du cycleDu Travelling au MacGuffin - Tout le langage du cinéma en 10 leçons de l'Université Populaire du Cinéma
Le langage cinématographique existe-t-il?
Est-il encadré par une grammaire, une syntaxe, s'organise-t-il comme un langage verbal?
Si oui, peut-on commettre des fautes de grammaire au cinéma?
Le langage cinématographique : une syntaxe spécifique
Eisenstein comme Pasolini pensait effectivement qu'on pouvait rapprocher les images des mots.
Quand on les associe, on obtient des phrases.
Il est vrai qu'au cinéma comme dans le langage, la somme du tout est supérieure au simple ajout de ses parties.
Par le biais du montage, le cinéma fait se succéder les images et construit ainsi son langage.
Par exemple, la scène d'ouverture Indiana Jones et l'Arche Perdue, s'ouvre dans un mouvement de shot / reaction shot typiquement spielbergien en faisant se succéder d'abord les yeux horrifiés de l'aventurier puis la boule de pierre menaçant de l'aplatir.
The Rolling Boulder - Raiders of the Lost Ark — MOVIECLIPS.com
Indiana Jones se sauve "car" il est menacé d'être aplati par la boule. Le "car" est dans la conjonction des deux images.
Spielberg a l'habitude de montrer dans ses films la réaction de ses personnages puis seulement ensuite l'évènement à l'origine de leur réaction.
Néanmoins, dans cette scène, les images peuvent être inversées tout en gardant leur signification, ce qui n'est pas possible en terme de syntaxe (on mange une pomme / une pomme me mange).
Le langage cinématographique est défini par les infinies variétés de mouvements du corps dans l'espace.
On comprend ce que signifie le plan à l'instinct.
Cela ne s'apprend pas comme on apprend une langue, une grammaire, une syntaxe.
Cadre et regard
Ce qui nous est donné à voir dans le cadre de l'écran a déjà une signification particulière.
Surtout si ces images reflètent ce qui est vu au travers des yeux du personnage.
Ainsi, dans la comédie musicale La Blonde et Moi (The Girl Can't Help It, 1956), la première apparition de l'héroïne, Jayne Mansfield, est figurée par un champ / contrechamp.
Dans le champ, on découvre Tom Ewell vu par Jayne Mansfield dans un plan "Over the shoulder the shot".
Les deux acteurs sont visibles ensemble dans l'image, ce qui suggère que Jayne Mansfield se figure bien en couple avec Tom Ewell.
Tom Ewell et Jayne Mansfield / La Blonde et moi
En revanche, lorsque l'on passe au contrechamp, on ne voit plus que l'héroïne, à travers les yeux de Tom Ewell.
Jayne Mansfield : La Blonde et moi
Elle est certes superbe, mais elle figure seule à l'image ce qui indique que Tom Ewell ne peut s'imaginer vraiment en couple avec elle, ce que le film confirmera par la suite.
La même asymétrie dans le regard s'observe dans l'ouverture de The Mask.
Lorsque Cameron Diaz croise pour la première fois les yeux de Jim Carey, on ne voit qu'elle (même le décor autour de son visage est noyé dans le flou).
Par contre, l'héroïne se voit bien avec le héros masqué. Elle s'imagine même vieillir avec lui comme le montre le couple de personnes âgées au second plan (51ème seconde de l'extrait). La tentation du coffre fort, objet de convoitise de The Mask, est également figurée dans le même plan.
Comparaisons et métaphores
Eisenstein voulait convaincre le public d'une idée.
Pour ce faire, il utilisait des comparaisons et des métaphores.
Ainsi de la classique ouverture des Temps Modernes de Chaplin : au passage d'un troupeau de moutons succède une foule d'ouvriers sortant du métro pour rejoindre l'usine.
Les Temps Modernes / Les moutons
Les Temps Modernes / Les ouvriers
Comparaison un peu lourde quoique plus subtile qu'il n'y parait puisque Chaplin a dissimulé au milieu du troupeau un mouton noir symbolisant la figure anarchiste de Charlot...
A travers cette métaphore, on comprend que le cinéma est un langage contextuel. Dans un autre contexte, les moutons pourraient signifier toute autre chose.
La disposition d'objets ou de personnes métaphoriques dans les plans est une constante du cinéma pour mettre le spectateur en état cognitif.
La technique au service du langage
N'oublions pas que le cinéma est affaire d'industrie, de technique et de technologie.
Bien avant la révolution numérique, le langage cinématographique a pu s'appuyer sur les multiples possibilités offertes par la caméra pour souligner ces effets.
Dans West Side Story, version moderne de Romé et Juliette, les futurs amants se découvrent lors d'un bal et tout devient flou autour d'eux.
Ce plan est totalement artificiel, voire anti-intuitif.
L'utilisation de ce type de technique au cinéma est assez rare, les réalisateurs préférant faire appel à des procédés plus naturels.
Par exemple, dans Macadam Cowboy (1969), Schlesinger utilise un détail pour identifier le personnage de Jon Voight : on parvient à distinguer le cow-boy simplement à l'aide de son chapeau noir au milieu de la foule.
Jon Voight au chapeau noir au milieu de la foule / Macadam Cowboy
En utilisant la technique ou le détail pour développer un langage, le cinéma poursuit l'héritage des arts anciens et notamment de la peinture.
On peut établir une analogie entre le flou du cinéma et le non finito (manque volontaire de contours et d'harmonie apparente) de la peinture. Cette technique est par exemple utilisée dans le tableau La jeune maîtresse d'école de Chardin sur le visage de l'enfant qui apprend.
La jeune maîtresse d'école / Chardin
Dans le Portrait de Monsieur Bertin, Ingres critique subtilement son modèle en faisant tomber la lumière sur les mains du grand bourgeois de façon à effiler le bout des doigts qui finissent par ressembler aux serres d'un aigle. La technique permet de dénoncer la rapacité des notables de la Restauration.
Le Portrait de Monsieur Bertin / Ingres
Norma / Sunset Boulevard
Une technique semblable est utilisée par Billy Wilder dans Sunset Boulevard pour illustrer, au travers de ses mains crispées, la convoitise démente de Norma prête à fondre sur son amant.
Dans Carrie au Bal du Diable, au contraire, le réalisateur figure dans un même plan et sans flou la jeune Carrie, paria tapie au fond de la classe, avec le capitaine de l'équipe de foot siégeant au premier rang.
Carrie et le capitaine de foot
Dans la réalité, l'image de Carrie devrait être floue. Cette image produite à l'aide d'un objectif à double foyer (ou double focale), trahi par le léger flou sur les cheveux du jeune homme, illustre l'attachement contre-nature des deux personnages (1).
La technique permet également de contourner les problème éthiques de figuration.
Ainsi, pour représenter les Camps de la Mort dans La Passagère (1963), le réalisateur envisageait initialement de recruter des acteurs malingres. L'idée n'étant pas très élégante et s'assimilant au comportement des bourreaux nazis, on choisit d'utiliser un procédé technique : en retirant la lentille du cinémascope, on parvient à effiler les corps des figurants.
La puissance du langage du cinéma apparaît dans l'ouverture du film Two for the Seesaw (1962) qui parvient à contenir dans un plan des indications contradictoires par la technique et la métaphore.
Robert Mitchum, tout juste séparé de sa femme, marche sur New York sur un pont suspendu (à partir de la 20ème seconde de l'extrait).
Le plan est filmé avec un grand angle suggérant de grandes perspectives : le héros est libre, toutes les possibilités lui sont ouvertes, New York est à lui.
En même temps, il marche sur un chemin très étroit et il est encerclé par les cables du pont comme autant de barreaux.
En réalité son chemin est balisé : il n'aura de cesse que de reconquérir le coeur de son épouse.
En combinaison avec la technique ou le détail, la métaphore joue un rôle majeur dans le langage du cinéma, comme le montre les extraits suivants :
- Dans la première séquence suivant le générique des Temps Modernes, Chaplin filme une horde de moutons (métaphore) en plongée (technique) pour illustrer la domination subie par les ouvriers (à partir de la 18ème seconde sur l'extrait suivant). Au milieu de la horde, on peut apercevoir un mouton noir, référence à Charlot.
Puis Chaplin utilise un fondu enchaîné pour montrer les travailleurs.
Il faut souligner qu'au cinéma, art dynamique, la comparaison (la juxtaposition statique de deux images sur un même plan) n'existe pas.
On juxtapose deux plans pour obtenir le même effet (moutons = travailleurs), renforcé par un même thème musical.
- Abel Gance dans son Napoléon utilise la métaphore de la Méditerranée déchaînée (pendant le retour du général de sa Campagne d'Egypte) pour renforcer l'impression de tempête politique à l'Assemblée Nationale.
Les perruques blanches figurent l'écume.
La technique est toujours présente : flux et reflux entre les images au montage, le mouvement hiératique de la caméra proche du "filmé sur l'épaule", très novateur pour l'époque, accroît encore l'effet de chaos.
- L'extrait le plus célèbre de La Grève d'Eisenstein contient de multiples métaphores : l'encre souillant le plan sur le bureau (cf film : 1h 15mn 56) illustre le sang des ouvriers réprimés en relation avec les mains sales du commissaire tsariste.
La juxtaposition avec le plan sur les vaches tuées en abattoir (cf film : 1h 16mn 25) est très audacieux pour l'époque.
Le cinéma plus ancien se contentait de figurer la réalité, le spectateur restait seul maître du sens.
En employant un langage sophistiqué, le cinéma moderne développe sa puissance cognitive et émotionnelle mais réclame un effort supplémentaire du spectateur.
- Dans la Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, le supplice n'est pas montré explicitement, il n'est que suggérée par l'image des mécanismes et des instruments de torture (à partir de la 40ème seconde de l'extrait).
Le visage de Jeanne est filmé en gros plan car elle n'a pas de vision d'ensemble du plan qui se referme sur elle.
On ne nous montre que ce qu'elle peut voir avec ses yeux.
- Le surréalisme de Zazie dans le Métro est illustré dans la scène où la jeune fille apparaît successivement à gauche puis à droite de son père, dans un mouvement physiquement impossible.
- Lorsque X rentre chez elle, au regard du personnage de Bertrand Blier succède le lait qui déborde de la casserole (13 mn 56), symbole du désir.
La métaphore n'est certes pas très légère mais elle est soulignée par la technique d'un travelling avant, plus adapté pour représenter l'élan physique (puisque c'est la caméra qui s'avance pour grossir le sujet) que le simple zoom.
L'artifice du zoom (avant) est plus approprié pour figurer le désir inassouvi car on ne s'avance pas réellement vers le sujet. Le procédé est ainsi massivement utilisé par Visconti dans Mort à Venise pour mettre en scène le désir violent, mais inaccessible, du compositeur pour le jeune Tadzio (2).
- Tout en n'ayant l'air de rien dire, le langage du cinéma peut tout signifier comme dans cette séquence de Mon Oncle de Jacques Tati dénonçant l'absurdité d'une certaine architecture contemporaine : l'enfant expulsé en lisière de la maison, les bruits amplifiés des talons sur le sol glacial, la réaction de la voisine s'asseyant sur un sofa manifestement inconfortable, jusqu'à la phrase involontairement ironique de la maîtresse de maison ("Tout communique dans la maison", bien que personne n'y communique)...
Ressources :
(1) Le blog Psychose Visuelle présente une sélection d'images capturées en double focale.
(2) Lire à ce propos l'instructive critique de Mort à Venise sur le site des Inrocks.
En complément de cette note je recommande l'excellente page Suggérer / Comparer / Associer du Site Image.
Note du conférencier :
« Si le cinéma était un langage, on pourrait l'apprendre ; il y aurait des manuels de grammaire et les cinéastes commettraient parfois l'équivalent des fautes d'orthographe… Mais les images que l'on prend à l'aide d'une caméra ressemblent en général un peu trop au monde qui nous entoure pour faire office de symboles régis par des règles strictes. Et chaque fois que quelqu'un a tenté d'écrire une grammaire cinématographique, il s'est heurté à la tendance obstinée des images de cinéma à n'en faire qu'à leur tête, c'est-à-dire à vouloir dire des tas d'autres choses que celles qu'elles étaient censées dire selon les règles prévues à cet effet… Est-ce à dire qu'il n'y a pas de langage cinématographique ? Tout un chacun a pourtant l'impression de « comprendre » certains enchaînements de figures, sur l'écran, articulés comme les mots d'une phrase… Alors ? Eh bien la réponse est à la fois oui et non… Pour illustrer la discussion, l'exemple choisi sera Partie de campagne, un moyen-métrage que Jean Renoir tourna en 1936, d'après Maupassant, avec l'intention d'en faire un long-métrage, mais que diverses avanies l'empêchèrent de terminer. Remonté en 1946 sur la base des fragments tournés dix ans plus tôt, ce film illustre bien l'idée des 'plus petits éléments de langage' (mots écrits ou plans du cinéma) qui prennent des sens différents selon la façon dont on les combine et les recombine. » (Laurent Jullier)