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L’opinion publique soutient l’intervention militaire caricaturée en guerre contre le terrorisme
Publié le 26 janvier 2013 par Delits
Deux semaines après le début de l’intervention française au Mali, Délits d’Opinion a sollicité l’avis de Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de Toulouse II – Le Mirail et spécialiste du terrorisme, pour nous éclairer sur l’impact de ce conflit sur l’opinion publique française.
Délits d’Opinion : Les Français soutiennent majoritairement l’intervention au Mali. Quels sont les éléments qui pourraient éroder cette confiance dans le gouvernement ?
Mathieu Guidère : « Avant d’évoquer les motifs de retournement de l’opinion, il semble utile de s’interroger sur les raisons de ce soutien. A ce sujet, il faut signaler l’efficacité de la stratégie de communication déployée jusqu’ici par le gouvernement, qui a motivé cette intervention par l’impératif de lutte contre le terrorisme en dehors de nos frontières. La manière de justifier cette intervention rend pour le moins difficile l’opposition. En effet, la cohésion et l’homogénéité du soutien s’explique par l’impossibilité de s’opposer à ce que Français Hollande présente comme une « guerre contre le terrorisme ». Moins d’un an après l’affaire Mérah et quelques mois après l’affaire Jérémie Louis-Sidney, le gouvernement savait qu’une telle présentation du contexte lui garantirait un soutien franc et massif à la fois dans la classe politique et auprès de l’opinion publique, la « politique de la peur » fonctionnant à plein régime.
Cependant, cette stratégie est risquée car il existe un grand nombre d’éléments qui, s’ils étaient davantage relayés auprès de l’opinion, pourraient fragiliser le soutien dont bénéficie le gouvernement. La perception de cette intervention pourrait ainsi être très différente si l’attention des médias venait à se porter davantage sur les dommages collatéraux du conflit, si l’on s’interrogeait sur la question des coûts de cette guerre en période de crise, sur la question des milliers de réfugiés qu’elle génère, si l’on enquêtait sur les exactions commises par l’armée malienne soutenue par Paris, ou encore si l’on analysait les luttes politiciennes internes au régime malien non démocratique, sur les perspectives de stabilisation, sur les motivations et les agissements des armées africaines à venir, sur la réalité du contexte au Nord Mali où des populations touarègues se retrouvent otages du conflit… ».
Délits d’Opinion : Dans le même temps les Français se disent conscients du risque terroriste accru du fait de cette intervention. Comment analysez-vous ce jugement ?
Mathieu Guidère : « Les craintes sont fondées dans la mesure où les terroristes eux-mêmes indiquent avec insistance leurs intentions de frapper la France sur son sol. Ces détails ont été notamment donnés par le groupe djihadiste de Mokhtar Belmokhtar des « Signataires par le sang » à l’occasion de la prise d’otages à In Amenas lorsqu’il a promis des « dizaines de Mérah » sur le sol français. Du point de vue de l’opinion, l’action commise en Algérie est bien la preuve que ces groupes islamistes sont capables de toucher un pays en son cœur et de commettre des actes terroristes particulièrement graves et meurtriers.
En revanche, il faut souligner l’émergence d’un sentiment nouveau au sein de l’opinion publique. En effet, en soutenant l’intervention alors même que les Français estiment que celle-ci va augmenter la menace terroriste sur le sol français, l’opinion publique fait état d’une résignation et d’un fatalisme étonnants en comparaison avec sa combativité sur des enjeux locaux ou nationaux. En intériorisant le sentiment de peur au moment de soutenir l’intervention militaire, les Français démontrent qu’ils vivent en plein paradoxe face à la menace terroriste et qu’ils estiment les pouvoirs publics en situation de faiblesse ou d’impuissance pour les protéger contre une telle menace, sans oublier le fatalisme qui prédomine face à la question des otages français… ».
Délits d’Opinion : La perception de la menace terroriste atteint un niveau très élevé. Estimez-vous que ce sentiment retranscrive bien le niveau du risque en France ? Et pour quelles raisons ?
Mathieu Guidère : « L’intervention au Mali constituera un tournant dans la lutte française contre le terrorisme. En effet, malgré les épisodes précédents et les autres interventions à l’étranger, celle du Mali est singulière. Elle est la première où la France est seule sur le devant de la scène militaire face au terrorisme global. Mécaniquement, elle est désormais perçue par les djihadistes du monde entier comme le chef de file des « judéo-croisés », en guerre dans un pays musulman, et donc une cible de choix pour les groupes terroristes. Alors que ce rôle de leader et de paravant aux démocraties occidentales a été tenu depuis plus de dix ans par les Etats-Unis et partiellement par la Grande-Bretagne (en Irak), ce changement de perception est très fort aujourd’hui car il modifie l’image intériorisée de la France dans le monde. Les accents ‘bushistes’ de certaines déclarations politiques participent de ce changement de perception.
Cette modification profonde du positionnement de la France est un élément crucial qui devrait impacter notre sécurité à moyen terme. Il y a fort à parier que ce point de bascule est ainsi générateur de risques non mesurés à ce stade pour la sécurité en France ».
Délits d’Opinion : Dans quelle mesure peut-on lier l’émergence du terrorisme intérieur « homegrown » et ce changement dans la politique française face au terrorisme ?
Mathieu Guidère : « Depuis la mort de Ben Laden et le Printemps arabe, on note une progression de l’Islam radical dans de nombreux pays musulmans et sa mutation en une force désormais militaire qui conquiert des territoires en raison de l’absence d’une offre idéologique alternative.
On observe une attractivité nouvelle de cet islamisme radical dépeint et présenté comme un mouvement de lutte armée face aux puissances occidentales et libérales. En s’alliant avec des groupes islamo-nationalistes ou avec des entités révolutionnaires désireuses de changement politique, cette idéologie radicale attire vers elle des individus aux profils très différents qui se retrouvent autour d’un même combat. C’est cette interpénétration des luttes anti-coloniales et anti-occidentales auprès de publics hétéroclites – islamistes convaincus, jeunes délinquants, convertis déçus ou simples tiers mondistes - qui rend encore plus complexe la détection de la menace et la lutte contre le terrorisme en France et ailleurs ».