Le canard coquin, plumé par la Cour de cassation

Publié le 26 janvier 2013 par Copeau @Contrepoints

La Cour de cassation a estimé que le but d'intérêt général de protection de l'enfance suffit à justifier l'interdiction d'un commerce vendant des sex toys à proximité d'une école.
Par Roseline Letteron.

Vous souvenez-vous de cette affaire qui nous avait fait sourire, durant l'année 2012 ? En février, deux associations catholiques avaient obtenu du tribunal correctionnel de Paris la condamnation du responsable du magasin proche du Centre Pompidou, vendant des sex toys. Or la loi sur la protection de l'enfance du 5 mars 2007 punit d'une peine de deux années d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende le fait de vendre des "objets pornographiques" à moins de deux cents mètres d'un établissement d'enseignement. Il y avait une école religieuse dans ce périmètre, et qui dit école religieuse dit aussi parents d'élèves intraitables sur la moralité et l'intérêt supérieur de l'enfant. Les petits ont le droit et le devoir de manifester avec leurs parents contre le mariage homosexuel, mais ils ne doivent pas entrevoir le bout du bec d'un canard coquin.

Notre marchand avait tout de même été dispensé de peine, mais il avait dû mettre la clé sous la porte, renvoyer une partie de ses employés, et vendre ses canetons sur internet. Il n'avait cependant pas renoncé au combat judiciaire et avait fait appel, en joignant à son recours une demande de QPC portant précisément sur les dispositions de la loi du 5 mars 2007. Les juges du fond avaient considéré la question sérieuse et l'avaient transmise à la Cour de cassation. Hélas, la Cour, dans une décision du 22 janvier 2013, vient d'opposer une fin de non recevoir au demandeur, écartant ainsi toute possibilité de contrôle de la constitutionnalité de ces dispositions.

Une décision motivée

La décision peut sembler surprenante car la Cour de cassation a l'habitude de rendre des décisions très sommairement motivées en matière de QPC. Certains commentateurs l'ont même accusée de ne pas jouer son rôle de filtre et de transmettre au Conseil constitutionnel toutes les QPC. D'autres, encore plus malveillants, insinuaient que l'idée d'encombrer le rôle du Conseil constitutionnel n'était pas pour lui déplaire, puisqu'il s'agissait de témoigner sa désapprobation à l'égard de cette procédure.

La décision du 22 janvier 2013 montre que ces accusations venimeuses n'étaient pas fondées, ou que cette époque est révolue. La Cour y exerce en effet un contrôle de proportionnalité, en affirmant que les dispositions contestées ne portent pas une atteinte excessive au principe de la liberté d'entreprendre.

Le contrôle de proportionnalité

La lecture de la décision de la Cour de cassation montre que le requérant s'est exclusivement placé sur le fondement de la violation de la liberté d'entreprendre. En effet, condamné par le juge pénal, il s'est contraint à la fermeture, et les trois employés qui travaillaient avec lui ont été licenciés. Il y a donc effectivement atteinte à la liberté d'entreprendre, définie comme le droit d'exercer l'activité de son choix, et par conséquent de créer ou d'acquérir une entreprise.

Nul ne conteste que la liberté d'entreprendre a valeur constitutionnelle, depuis la décision du 16 janvier 1982 sur les nationalisations, et elle est désormais associée au droit de propriété (décision du 7 décembre 2000). Comme dans bien d'autres domaines, le Conseil constitutionnel exerce donc un contrôle de proportionnalité, examinant très attentivement si les dispositions législatives contestées portent une atteinte excessive à la liberté d'entreprise. En l'espèce, le requérant pouvait espérer que l'interdiction de vendre les canards coquins à moins de deux cents mètres d'un établissement scolaire serait considérée comme excessive, dès lors qu'elle réduit considérablement les possibilités d'installation de ce type de commerce dans une grande agglomération dotée de nombreuses écoles.

La Cour de cassation a exercé elle même ce contrôle de proportionnalité, estimant que le but d'intérêt général de protection de l'enfance suffit à justifier une telle interdiction. Pourquoi pas ? Il n'en demeure pas moins que la Cour, en effectuant ce contrôle de proportionnalité, reconnaît, en creux, l'existence d'un problème de constitutionnalité qui aurait largement justifié la transmission de la QPC. En d'autres termes, la lecture de la décision laisse penser que la Cour de cassation se substitue au Conseil constitutionnel.

Cette décision pour le moins péremptoire laisse de côté un autre moyen d'inconstitutionnalité, reposant sur le défaut de clarté et d'intelligibilité de la loi, principe constitutionnel formulé notamment dans la décision du 7 décembre 2000. La Cour de cassation elle-même, dès une décision du 29 septembre 1999, n'hésitait d'ailleurs pas à annuler une condamnation au motif que "le texte d'incrimination est entaché d'équivoque et d'imprécision". En l'espèce, l'incrimination repose sur la notion d'"objet pornographique", dont on ne connaît pas vraiment la définition. Notre canard coquin est-il un "objet pornographique" ou seulement érotique ? La Cour de cassation refuse manifestement d'exercer l'intégralité du contrôle de constitutionnalité. Nous n'aurons donc jamais la réponse, et notre canard conservera son mystère.

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