Tout se passe comme si la Suisse venait d'adhérer à l'euro, sans l'avoir souhaité, sans l'avoir voté.
Par Stéphane Montabert, depuis Renens, Suisse.
L'arrimage du franc suisse à l'euro par la Banque nationale suisse remonte à un an et demi environ. Ayant dénoncé à l'époque cette manœuvre comme une véritable hérésie ne pouvant mener qu'à la catastrophe, celle-ci tarde à se concrétiser.
Ce qui ressemble à une bonne nouvelle dépend en réalité de la signification de cette sérénité relative. Est-ce le calme tout court ou le calme avant la tempête ?
Les nouvelles venues d'Europe sont pour le moins mitigées. Bien sûr, du côté des officiels, l'heure est à l'optimisme, qu'il s'agisse du Commissaire européen aux questions financières Olli Rehn, du chef de la Banque centrale européenne Mario Draghi ou de beaucoup d'autres. Mais comme le fait remarquer avec une certaine ironie Mikhaïl Delyaguine, connaisseur des institutions européennes, l'heure est toujours à l'optimisme : "presque n'importe quel fonctionnaire ou bureaucrate européen est obligé d'être un optimiste. C'est l'exigence de la profession". Et d'ajouter que "dans six mois, ils oublieront leurs propos ou tâcheront de ne pas se les rappeler."
Malgré ce verdict sévère, tout n'est pas qu'affaire de communication. Il existe des signes tangibles de détente sur le front des taux. Le Portugal emprunte à dix ans à moins de 6%, l'Espagne autour de 5%. L'euro s'est raffermi contre le franc suisse, au point qu'il faut désormais 1,24 CHF pour un euro. Pour la première fois depuis longtemps, on s'éloigne du "taux plancher" fixé à 1,20 CHF par la BNS.
Pourtant, l'Europe n'est pas sortie du trou. Le chômage explose et ne montre aucun signe d’essoufflement. L'Espagne n'arrivera pas à contenir ses déficits pour 2013. La croissance du continent restera atone cette année. Et évidemment, pas un seul pays européen n'a réduit sa dette d'un seul centime...
Ces derniers jours, une petite nouvelle a rapidement glissé dans la presse : les taux français à court terme sont repassés dans le positif. Ce modeste retour à la normalité doit être mis en parallèle avec un autre chiffre, le taux de change entre franc suisse et euro passé nettement au-dessus des 1,20.
Reprenons : l'euro monte, la BNS n'a plus besoin d'agir pour faire baisser le franc suisse. La BNS ne fait rien, ou disons, plus rien. Au même moment, les taux français à court terme passent dans le positif. De là à comprendre que la BNS a directement influé sur les taux français à court terme, il n'y a qu'un pas, que je franchis allègrement.Tentons une explication.
La BNS s'est lancée dans une stratégie de lutte contre le renchérissement du franc suisse en y associant des moyens "illimités", pour reprendre les propres termes de la banque. Elle a donc créé des milliards de francs suisses pour acheter des euros jusqu'à ce que le franc suisse baisse. Ces euros n'ont pas été acquis sous forme de numéraire, mais à travers des souscriptions à des emprunts d’État de la zone euro.
Or, si les banquiers centraux suisses luttaient contre la force du franc, ils n'en sont pas moins restés des banquiers : quitte à acheter de l'euro sous forme de dette, ils n'allaient pas prendre n'importe quoi. Ils ont donc privilégié la dette de "qualité" (bien notée) c'est-à-dire la dette allemande, et jusqu'à une époque récente, la dette française. Il est probable que la BNS aurait préféré exclusivement du Bund allemand aux OAT françaises, mais peut-être que les volumes ne suffisaient pas...
On comprend dès lors comment les taux des pays "bien notés" de la zone euro sont devenus négatifs. La BNS cherchait moins le rendement qu'à simplement se placer. Un taux d'intérêt négatif n'était par ailleurs qu'une modeste perte pour être sûr de remporter les adjudications. Enfin, le phénomène ne concernait que les taux courts : la BNS cherchait à spéculer contre le franc suisse au jour le jour, pas à obtenir des rendements d'obligations sur dix ans.
Si on devait résumer le processus en une phrase, la BNS a fait baisser le franc suisse en achetant de la dette. Et de la dette française pour une bonne partie.
Les Suisses, si on leur demandait, apporteraient probablement un soutien massif à la politique de la BNS. Les discours sont tellement unanimes en faveur de ce contrôle des changes... D'ailleurs, ajouteraient-ils, tout va bien, n'est-ce pas ? Non seulement le taux plancher est maintenu mais la BNS affiche fièrement un bénéfice comptable de 6 milliards.
L'histoire est un peu trop belle pour être vraie, malheureusement.
Revenons en 2011 : cette année-là, la BNS prévoyait de ne plus verser de dividendes aux cantons à l'avenir, la faute au franc fort. Cette mesure logique s'inscrivait dans la gestion traditionnelle de la monnaie par une banque centrale ; c'était avant le changement de cap historique, la grande aventure de la planche à billets. Désormais, la BNS est, disons, plus souple. Elle peut afficher n'importe quel bilan puisqu'elle imprime au besoin !
Arroser les cantons d'une manne inattendue (fût-elle en billets de monopoly) ressemble fort à de la corruption. Mais pourquoi la BNS aurait-elle besoin de s'acheter la complicité des cantons-actionnaires ? Sans doute pour éviter que ceux-ci ne s'attardent trop sur le bilan de l'institution.
Une infographie du Financial Times nous montre ainsi l'évolution de celui-ci comparé au taux de change franc suisse/euro, agrémenté des divers événements de la banque centrale helvétique :
En haut, le taux de change entre franc suisse et euro. En bas, le volume des engagements de la BNS. La "stabilité" du franc suisse n'a été atteinte qu'au prix d'un engagement démentiel dans les dettes des pays de la zone euro. Dettes de pays pas trop mal notés certes, mais on sait ce que valent les notes des agences...
Depuis la décision d'arrimer le franc suisse à l'euro, le bilan de la BNS a plus enflé qu'un cadavre de cachalot échoué sur la grève. L'affaiblissement du franc suisse ne s'est fait qu'au prix d'une augmentation absurde du bilan de la banque. Il atteint plus de 400 milliards de francs suisses aujourd'hui, à comparer aux 580 milliards de PIB du pays !
Ces montants sont si élevés qu'ils en deviennent presque abstraits ; mais chacun comprendra quand même deux problèmes qui se posent :
1. Nous sommes aujourd'hui profondément engagés dans le financement de la dette des pays de l'Union européenne, perspective très rassurante s'il en est !
2. Ces devises, il va bien falloir en faire quelque chose.
Si elles sont revendues, l'euro s'écroulera et le franc suisse s'envolera. La BNS essuiera des pertes chiffrées en dizaines de milliards que les cantons, et à travers eux les contribuables, devront éponger.
Si elles ne le sont pas, la BNS n'aura alors d'autre choix que poursuivre la fuite en avant : imprimer toujours plus de francs suisses pour acheter de l'euro, liant le destin des deux monnaies jusqu'à ce qu'il soit inextricable. Les engagements en monnaie étrangère seront tels au bilan de la BNS que celle-ci aura perdu toute indépendance en matière de politique des taux. Nous avons déjà pratiquement atteint ce stade aujourd'hui.
Voilà comment la Suisse, sans l'avoir souhaité, sans l'avoir voté, vient d'adhérer à l'euro.
Que ceux qui pensent le contraire m'expliquent quand et comment la BNS pourra se débarrasser de ces délirantes réserves en devises !
Quant à célébrer la fin de la crise et la réussite de l'action de la BNS, attendons de voir par quelle magie l'institution parviendra à dégonfler son bilan pour retrouver l'équilibre d'une banque centrale saine.
Comme on voit, il est un peu tôt pour se réjouir.
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