Dans un arrêt publié au recueil Lebon, le Conseil d’Etat, statuant dans le cadre du référé-liberté, reconnaît la compétence du juge administratif du référé-liberté pour faire cesser une atteinte au droit de propriété, même en présence d’une voie de fait.
L’affaire se déroule à Mayotte où, n’existant pas de cadastre, a été entreprise une campagne de régularisation foncière destinée clarifier la situation foncière de l’île.
A cette occasion, l’occupante d’une parcelle d’une superficie d’un hectare s’est vue reconnaître, à la fois par le département et par la commune sur laquelle elle se trouve, la propriété de cette parcelle, réputée jusque là appartenir au domaine privé de la collectivité de Mayotte, devenu département français en 2011 suite à un référendum.
Postérieurement à cette reconnaissance de propriété unanime, la commune a effectué des travaux de défrichement, préalable à la réalisation d’un lotissement sur le terrain, sans le consentement de la propriétaire ainsi reconnue, et ce, alors que le projet de lotissement était postérieur à la reconnaissance de la propriété de l’occupante.
La propriétaire ayant obtenu en référé la délivrance d’une injonction à la commune de faire cesser immédiatement ses travaux, la commune a déféré l’ordonnance du juge des référés Tribunal administratif de Mamoudzou au Conseil d’Etat, en invoquant l’incompétence du juge administratif en cas de voie de fait.
Selon la conception traditionnelle (Tribunal des Conflits, 8 avril 1935, Action française, req. n°00822), la théorie jurisprudentielle de la voie de fait emporte exception au principe constitutionnel de séparation des deux ordres de juridiction, administratif et judiciaire, et confère au seul juge judiciaire, compétence pour prendre l’ensemble des mesures nécessaires pour faire cesser la voie de fait et réparer le préjudice subi.
On distingue la voie de fait par manque de procédure, lorsqu’une décision même légale, est exécutée dans des conditions irrégulières et porte une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale, de la voie de fait par manque de droit, lorsqu’une décision, quelles que soient ses conditions d’exécution, porte une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale et n’est, de plus, manifestement pas susceptible d’être rattachée à un pouvoir de l’administration (Tribunal des Conflits, 23 octobre 2000, M. Boussadar, req. n°3227).
En l’espèce, la décision de l’administration, comme son exécution, avaient tous les caractères de la voie de fait, la commune ayant procédé d’office à des travaux de défrichement sur le terrain d’autrui sans l’autorisation de son propriétaire.
Cependant, dans la présente décision, le Conseil d’Etat consacre la compétence du juge administratif du référé-liberté pour faire cesser une grave et manifestement illégale au droit de propriété, même en présence d’une voie de fait.
L’on sait que la théorie de la voie de fait était, depuis longtemps déjà, sujette à controverse.
Le fait que le juge administratif ait été doté de la prérogative de délivrer des injonctions à l’administration et ce, en urgence, par la voie du référé y est pour beaucoup dans le procès fait à cette théorie qu’une majorité de la doctrine considère comme surannée et déjà en voie de décomposition, dans la mesure où le juge administratif a déjà statué à plusieurs reprises, mais sans le dire, sur des affaires relevant en réalité de la voie de fait (voir par exemple : Conseil d’Etat, 12 mai 2010, req. n°333565, référé « mesures utiles » contre l’édification d’office par la commune d’un mur barrant l’accès d’un appartement insalubre).
L’on sait qu’en matière de référés, la question de la compétence doit être appréciée plus souplement, étant seulement exigé que la mesure d'urgence qu'il est demandé au juge de prescrire, n'échappe pas « manifestement » à la compétence de la juridiction administrative (Conseil d'Etat, 29 octobre 2001, Raust, req. n°237132).
Dès lors, si en l’espèce, le Conseil d’Etat affirme, sans ambigüité, la compétence du juge du référé-liberté pour statuer en présence d’une voie de fait, il n’est pas certain que cette jurisprudence puisse être, dans l’immédiat, étendue au juge du fond.
6. Considérant que, sous réserve que la condition d'urgence soit remplie, il appartient au juge administratif des référés, saisi sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à l'administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d'une liberté fondamentale, quand bien même cette atteinte aurait le caractère d'une voie de fait ;
7. Considérant, en premier lieu, que la commune se prévaut, pour justifier sa décision d'engager les travaux litigieux sur ce terrain, d'une délibération du 10 mai 2012 par laquelle la commission permanente du conseil général a décidé de lui céder des parcelles appartenant au Département en vue de permettre la réalisation de ce lotissement ; qu'il est cependant constant, d'une part, que la parcelle AR 50136 ne figure pas parmi celles dont la cession est ainsi prévue à l'article 3 de cette délibération ; que, d'autre part, après avoir rappelé que " le conseil général considère comme propriétaire à part entière " les personnes qui, comme MmeB..., ont bénéficié de l'opération de régularisation foncière, l'article 8 de la même délibération dispose que " ces personnes doivent automatiquement bénéficier de lot(s) dans le lotissement ... en fonction de la valeur et de la superficie de leurs parcelles concernées par le projet " : que toutefois une telle mention ne saurait autoriser la commune de Chirongui, faute d'accord de Mme B...à l'échange ainsi prévu, à entreprendre des travaux sur cette parcelle ; que la circonstance, invoquée par la commune, qu'elle a fait opposition au bornage de la parcelle en cause ne saurait lui conférer un titre l'autorisant à y réaliser des travaux sans l'accord de l'intéressée ;
8. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que c'est à bon droit que le premier juge a estimé que la commune de Chirongui avait porté au droit de propriété de Mme B... une atteinte grave et manifestement illégale ;
(Conseil d'Etat, 23 janvier 2013, Cne de Chirongui, req. n°365262)