Alors que les Français jugent que que la question de l’ouverture des droits au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels est une question est secondaire à 75% (sondage Ifop-Pèlerin, janvier 2013) et que 62% estiment que l’on en parle trop aujourd’hui (sondage Ifop-Le Journal du Dimanche, janvier 2013), le débat prend pour autant une place prépondérante dans le débat public. Avec pour conséquence une chute dans les sondages de l’adhésion à cette réforme voulue par François Hollande, au point que certains de ses opposants réclament un référendum, sans doute dans l’espoir qu’une majorité de Français s’y opposerait. Alors que la légalisation du mariage homosexuel progresse désormais rapidement dans le monde, les Français feraient-ils bande à part ?
L’acceptation de l’homosexualité progresse dans le monde entier
Les Français acceptent de mieux en mieux l’homosexualité. Ainsi, en décembre 1973, un sondage réalisé par la Sofres pour l’Express montrait que 42% des Français jugeaient que l’homosexualité était « une maladie que l’on doit guérir », 22% une perversion que l’on doit combattre » et 24% « une manière acceptable de vivre sa sexualité ». La part des Français acceptant l’homosexualité est passée à 27% en juillet 1980 (la Sofres pour Le Nouvel Observateur), 54% en 1986, 67% en juin 1996 puis 87% en décembre 2012 (Ifop pour Le Monde). On retrouve cette tendance à une plus grande permissivité des mœurs sur d’autres sujets comme par exemple la place et les droits des femmes dans la société : ainsi, en 1973, la même enquête Sofres/L’Express indiquait que 54% des Français jugeaient qu’une femme n’avait pas à travailler si son mari gagnait suffisamment d’argent.
Cette plus grande acceptation n’a pas eu lieu qu’en France ou même dans les pays occidentaux. Les World Values Surveys, des sondages réalisés régulièrement dans un grand nombre de pays, montrent qu’entre le début des années 1980 et le début des années 2000, la tolérance à l’égard de l’homosexualité a progressé partout, aussi bien en Corée du Sud, en Argentine, au Chili ou en Inde qu’au Japon ou en Afrique du Sud. Certes, certains de ces pays partent d’un niveau très bas et restent extrêmement conservateurs sur cette question, mais une tendance mondiale émerge bel et bien, poussée par la montée des valeurs post-matérialistes décrites par le sociologue américain Ronald Inglehart. Celui-ci juge qu’au fur et à mesure que les nécessités les plus élémentaires des individus (manger, se loger, vivre en sécurité, etc.) sont satisfaites, ceux-ci se tournent vers des biens immatériels, tels que la liberté individuelle, la qualité de la vie, l’implication dans la vie sociale, la protection de l’environnement, etc. À mesure que les jeunes générations sont socialisées dans ce contexte nouveau, elles en adoptent les valeurs à un degré supérieur aux générations précédentes. Un processus qui, démarrant dans les pays industrialisés dès les lendemains de la seconde guerre mondiale, se répandrait progressivement dans le monde entier.
En France, l’alternance et la politisation du débat ont provoqué un certain raidissement de l’opinion
Cette plus grande acceptation s’est accompagnée, depuis une vingtaine d’année, d’une montée progressive l’adhésion à l’ouverture des droits au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels : si en 1996, moins de la moitié des Français étaient en faveur du mariage homosexuel, et un tiers se disaient favorables à la possibilité pour eux d’adopter, ces chiffres ont rapidement progressé depuis. Ainsi, ces derniers mois, entre 65% et 52% des sondés se sont prononcés en faveur du mariage, et entre 53% et 43% en faveur de l’adoption. En accord avec la théorie d’Inglehart, se sont surtout les plus jeunes (socialisés dans un contexte plus tolérant) et les plus favorisés socialement et économiquement (ceux qui n’ont donc pas à se préoccuper de valeurs matérielles) qui soutiennent ces mesures.
Il n’en reste pas moins que l’on constate, depuis l’élection présidentielle et l’alternance politique de mai 2012, une certaine décrue de la part des personnes favorables à l’égalité des droits entre les couples hétérosexuels et homosexuels. De plus, les personnes qui se disent « tout à fait opposés » à ces évolutions sociétales sont sensiblement plus nombreuses, alors que la part des « tout à fait favorables » tend à reculer.
Comment expliquer ce raidissement de l’opinion ? Plusieurs facteurs peuvent entrer en compte :
- Tout d’abord, la politisation du débat : sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la question du mariage et de l’adoption pour les couples homosexuelles restait toute théorique, le Président ayant marqué à plusieurs reprises son opposition à de telles réformes, et l’UMP y étant très largement rétive. Avec l’arrivée au pouvoir de François Hollande, l’éventualité que la nouvelle majorité les mette en place s’est considérablement renforcée, les Français se prononçant dès lors non pas sur une évolution lointaine mais sur une réforme qui pourrait être mise en place dans les mois à venir. On constate qu’un phénomène similaire de raidissement de l’opinion s’est déroulé dans les mois qui ont suivi l’accession au pouvoir de François Hollande à propos du projet de droit de vote des étrangers.
- Deuxième phénomène, la réaction des Français à l’alternance politique de mai-juin dernier. La science politique américaine a montré que l’opinion réagit aux changements de majorité comme un thermostat : autant les habitants d’une maison froide poussent le chauffage, puis sont obligés de le redescendre quand elle devient trop chauffée, et ainsi de suite, autant l’opinion a-t-elle tendance à progresser vers la gauche quand la droite est au pouvoir et inversement, rendant la « température idéale » des politiques publiques très difficiles à atteindre pour les gouvernants. Ainsi, l’adhésion au mariage pour tous et à l’adoption a-t-elle continument progressé depuis 2002 et l’arrivée de la droite au pouvoir, mais elle a chutée brusquement une fois que la gauche a remporté la majorité présidentielle et parlementaire. La récente enquête OpinionWay-Cevipof montre que ce brusque demi-tour de l’opinion publique concerne des sujets aussi divers que l’immigration, la peine de mort, la politique de redistribution ou l’implication de l’État dans la vie économique.
- Dans ce contexte, la forte mobilisation des opposants au projet de loi, appuyée sur des arguments éloignés du conservatisme traditionnel et sur des leaders à l’image moderne, a sans doute eu un effet sur l’opinion, d’autant plus fort étant donné les difficultés de ses partisans à articuler un message positif.
Une approbation du mariage pour tous qui devrait grandir une fois le débat terminé
Ces explications restent toutefois de court-terme. Puisque l’exécutif semble rester ferme et qu’en tout état de cause, l’ouverture des droits au mariage et à l’adoption pour les homosexuels devrait avoir lieu avant l’été, les évolutions de long-terme allant vers plus d’ouverture devraient reprendre le dessus. Ainsi, aux États-Unis, la seule période de politisation d’ampleur au niveau national à propos du mariage homosexuel a eu lieu en 2003 (proposition d’amendements visant à définir le mariage comme étant entre un homme et une femme dans la Constitution) et en 2004 (campagne électorale marquée par les « valeurs morales »). Si cette courte période a provoqué une stabilisation, voire un léger recul de l’adhésion des Américains au mariage gay, l’évolution de long-terme s’est ensuite poursuivie, à tel point que les Américains y sont désormais majoritairement favorable.
De même, en Espagne, malgré les démonstrations de force des opposants à la loi passée par José Luis Zapatero en 2005 et la force de l’Église catholique, 70% des habitants estiment désormais que le mariage entre personnes de même sexe doit rester légal, en hausse de plusieurs points par rapport à la période du débat politique et social. La mobilisation des conservateurs, aussi forte soit-elle, peut donc venir freiner la courbe des sondages un temps, mais elle ne la renverse pas sur le long terme.