La figuration narrative

Publié le 10 novembre 2011 par Jigece

Dans les années 60, une nouvelle figuration émerge dans un climat international tendu. La Guerre d’Algérie, les événements de la guerre froide (crise des fusées à Cuba), la Guerre du Vietnam donnent lieu à des images chocs dans la presse. L’image publicitaire d’une société de consommation ne cesse de se multiplier. Et face à la frénésie et l’effervescence de l’activité artistique autour de l’image (cinéma, art vidéo, bande dessinée, Pop Art), des artistes peintres choisissent aussi de dire en peinture. Comme le souligne l’écrivain et critique d’art Pierre Gaudibert « La peinture n’aurait-elle pas elle aussi le droit de traiter, comme Godard, de « deux ou trois choses que je sais d’elle… » de la violence dans un monde qui prétend à une rationalité technique croissante ».

Bien que la Figuration narrative ne se soit jamais proclamée comme un mouvement – contrairement au Nouveau Réalisme, qui lui est de peu son aîné -, le moment-clé de son émergence est l’exposition Mythologies quotidiennes (titre emprunté à l’ouvrage de Roland Barthes). Présentée en juillet 1964 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, cette manifestation est organisée par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot et les peintres Bernard Rancillac et Hervé Télémaque en réaction au triomphe du Pop Art et de l’art américain qui envahissent la scène nationale et internationale artistique.
34 artistes y participent dont Arroyo, Berthelot, Bertini, Fahlström, Klasen, Monory, Rancillac, Recalcati, Saul, Télémaque, 34 artistes venant d’horizons esthétiques et géographiques différents. Si, comme leurs homologues américains, ils placent la société contemporaine et ses images au cœur de leur œuvre, ils en diffèrent par le refus d’un certain « art pour l’art ». Indifférents à l’Abstraction lyrique et gestuelle américaine, hostiles à l’Abstraction de l’École de Paris, ils se refusent à la froideur du Pop, comme l’énonce Gérald Gassiot-Talabot, « à la dérision statique du pop américain, ils opposent « tous » la précieuse mouvance de la vie ».
Quelques mois plus tard, en janvier 1965, un nouveau pas est franchi qui va marquer l’histoire de la Figuration narrative. Emile Aillaud, Eduardo Arroyo, Henri Cueco, Antonio Recalcati et Gérard Tisserand, qui se sont fixé pour objectif de faire de l’art un outil de transformation sociale, investissent et redonnent au Salon de la Jeune Peinture (pour sa seizième édition) une orientation militante. Dès lors, les expositions se succèdent. Les manifestations de groupes sous le drapeau « Figuration narrative » vont en particulier malmener le monde de l’art, ses icônes telles que Duchamp (Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp, 1965) et ses institutions.
Avec la fin des années 60, les plus militants de ces peintres s’engagent dans la politique, et particulièrement dans les événements de Mai 68 en collaborant à l’atelier populaire organisé par les étudiants de l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris. « L’histoire de l’art rencontrait l’Histoire », comme a pu le dire récemment Gérard Fromanger à l’occasion de l’anniversaire de cette période où se libéraient toutes les énergies.

La Figuration narrative interroge l’actualité pour faire la chronique des heures et des jours. Face au problème classique de la représentation du temps par l’image, ce courant narratif amène des solutions qui tiennent compte des apports spécifiques du cinéma et de la bande dessinée. Les artistes prêtent leur attention aux scènes de la vie quotidienne et aux mythologies, politiques, sociales, morales qui en découlent ; ils réalisent des peintures figuratives, volontairement froides et distanciées, qui cherchent à maintenir continuellement en éveil notre rapport critique aux images de la réalité.

Gilles Aillaud

Gilles Aillaud est né le 5 juin 1928 à Paris et décédé le 24 mars 2005, toujours à Paris. Il est le fils de l’architecte.
Après avoir envisagé d’enseigner la philosophie, Gilles Aillaud opte pour la peinture. Théoricien d’une peinture militante, il est l’auteur du manifeste qui fixe la nouvelle orientation donnée en 1965 au Salon de la Jeune Peinture. « Il faut en finir, écrit-il, avec ces lois soi-disant fondamentales qui commandent la structure de l’œuvre d’art, et qui ne font en réalité que maintenir depuis des années la peinture dans le domaine rhétorique du langage des formes et des couleurs […]. Tant que ce travail de destruction ne sera pas complètement achevé, il ne sera pas possible d’élaborer l’unique et fondamentale question dont dépend l’avenir, c’est-à-dire la vie même de l’art : dans quelle mesure, si petite qu’elle soit, la peinture participe-t-elle au dévoilement historique de la vérité ? Quel est le pouvoir de l’art aujourd’hui dans le devenir du monde ? »
A partir de 1966, Gilles Aillaud n’expose plus que des animaux en cage dans des zoos. Est-il un peintre animalier ? Gilles Aillaud pratique le pastiche, mélange les exercices de style car il défend une figuration militante. Sa figuration se construit sur un langage analogique, un réalisme critique, interrogation d’une humanité.

Gérard Fromanger

Gérard Fromanger est né le 6 septembre 1939 à Jouars-Pontchartrain (Yvelines).
Très jeune, dès les années 1960, Gérard Fromanger s’impose comme une des personnalités de la scène artistique à Paris en participant à l’aventure de la Figuration Narrative et à l’invention d’une « Nouvelle Peinture d’Histoire ».
Dès 1965, Gérard Fromanger a participé aux activités du Salon de la Jeune Peinture. Il est l’un des fondateurs de l’Atelier populaire organisé aux Beaux-arts de Paris en mai 68, tourne des films-tracts avec Jean-Luc Godard, s’ouvre à l’aventure de l’art dans la cité.
L’artiste travaille toujours par série, parce que, dit-il, il n’y a pas assez d’un tableau pour tout dire.
Après avoir séjourné et travaillé en Normandie et en Camargue, en Chine et en Belgique, à Paris, Londres, Berlin, Tokyo, Abidjan et New York, il vit et travaille à Paris et à Sienne (Italie).

Jacques Monory

Jacques Monory, né le 25 juin 1934 à Paris, vit et travaille à Cachan (Val-de-Marne).
Après une formation de peintre-décorateur à l’école des Arts appliqués de Paris, Jacques Monory travaille dix ans chez l’éditeur d’art Robert Delpire, où il se trouve en contact avec l’univers de la photo.
Profondément préoccupé par la violence de la réalité quotidienne, les tableaux de Monory suggèrent des atmosphères lourdes et menaçantes. Les thèmes sont développés à travers des séries et les images qu’il utilise sont directement issues de la société contemporaine. Des emprunts photographiques et cinématographiques, le recours à la monochromie, la froideur de la touche et de la composition caractérisent un style singulier et engagé dans la représentation, et baignent souvent dans un monochrome bleu.

Bernard Rancillac

Bernard Rancillac est né le 29 août 1931 à Paris. Il vit et travaille à Malakoff (Hauts-de-Seine).
De 1959 à 1962, Rancillac étudie la gravure à l’Atelier 17 de S.W. Hayter. Entre-temps, en 1961, il obtient le Prix de peinture à la biennale de Paris.En 1963, autour de la galerie Fels se forme le premier noyau de la Nouvelle figuration. L’année suivante, avec Gassiot-Talabot, Hervé Télémaque et Foldes, il est co-organisateur de l’exposition « Mythologies quotidiennes ».
« A l’origine de toute création artistique, il faut une émotion. Très souvent, chez moi, elle est de nature politique. » Bernard Rancillac confronte alors la sacralité et la subjectivité de la peinture à la banalité et objectivité (supposée) de la photographie, le temps de l’art à celui de l’histoire. « C’est la photographie, dit-il, qui m’a amené à peindre la politique. […] Une sorte d’expérience, pas seulement politique. Je voulais m’opposer à cette idée que la peinture n’a rien à voir avec l’événement, avec l’Histoire, qu’elle est intemporelle, qu’elle doit rester pure, neutre. »
La peinture à l’acrylique, invention américaine introduite en Europe au milieu des années 60, répond aussi, par son temps de séchage très court, à cette urgence, celle de relater l’actualité.

Hervé Télémaque

Né le 5 novembre 1937 à Port-au-Prince (Haïti), Hervé Télémaque vit et travaille à Villejuif (Val-de-Marne) depuis 1961 et a obtenu la Nationalité française en 1985.
Hervé Télémaque découvre l’art américain à New York à la fin des années cinquante lorsqu’il est étudiant à l’Art student’s league de New York de 1957 à 1960. Quittant New York à cause du racisme ambiant, il arrive à Paris en 1961. « Après coup, je me rends compte que les Américains ne s’intéressent pas du tout à ce qui nous préoccupe ici, c’est-à-dire la politique. […] guerre d’Algérie, Vietnam, Jean-Paul Sartre, les positions intransigeantes des surréalistes sur la révolution, voilà la différence – d’importance – entre Paris et New York. […] ce qui m’intéresse, ce qui me frappe à Paris, c’est la rapidité du langage dans les arts dits commerciaux – comics, publicité, cinéma […]. »