à, dehors, appelons-le M. P. Il a débarqué à vingt-et-une heures précise à Sartreuil, au 27 rue des Tamaris, appartement numéro 78. Il a grimpé les cinq étages sans ascenseur et a frappé à la porte, après avoir coiffé ses cheveux bruns, peignés en arrière sur un crâne profilé, ce qui lui ferait une tête de mafiosi certifié s'il n'y avait son visage.
M.P a une bonne tête. Une tête à jeter des confettis sur les mariés, à remettre sa tournée, une tête de brave homme et de bon père.
Un visage valant absolution donc, si l'on ne s'attarde pas sur les yeux. Anormalement intelligents, ils laissent deviner une puissante agitation sous cette face étale, quand M. P. ne se contrôle pas et les ouvre tous grands. Alors, il les tient mi-clos, ce qui lui donne un côté asiatique. On passe de la Sicile à la Triade, mais rassurez-vous ça ne dure qu'une micro-seconde, M.P sait se tenir, prévenir les troubles de l'interlocuteur en vrai professionnel.
Il n'a pas peur des responsabilités, il les recherche même. On le dit bon gestionnaire, habile, suffisamment ondoyant avec ses pairs pour ne pas commettre d'impair ou froisser ses congénères et faire se lever les couteaux, au risque de couler tout le monde à la prochaine élection. Ses subordonnés le savent autoritaire, volontiers cassant, virtuose de l'exigence illimitée et de la caresse qui dresse les petits maîtres les uns contre les autres.
Le Président s'accorde volontiers ce pouvoir mineur qui ne l'oblige pas à montrer sa force et à s'employer, chaque jour offrant sa moisson de délicats coups de fouet.
La conjoncture politique est difficile. Le pays va mal. On ronchonne dans les foyers, on s'agite dans les usines, on proteste dans les rues. La presse tenue s'interroge, les francs-tireurs écharpent la classe politique dans son entier. Les sondages plantent des couteaux toujours plus profond dans la confiance du Président. Il a tout essayé mais les emplois s'évaporent comme une flaque au soleil, l'argent s'en va où il fait meilleur rendement, les français cassent en masse leur tirelire ou pleurent devant un plat de pâtes le quinze du mois. Bouquet funèbre, son propre parti l'accuse d'inaction, quand ce n'est pas d'incompétence. Menace, flatteries et passe-droits ne marchent plus, là comme ailleurs.
Un autre homme appuierait un pistolet sur sa tempe, ou s'envolerait loin de ce cloaque. Le Président est déprimé. Dans son bureau élyséen, il s'est planté une heure devant la fenêtre sans rien voir, repassant les problèmes, remâchant les alternatives impossibles, jusqu'à que tout cela devienne un bloc de pensée gelée, un lest prêt à l'enfoncer sans retour.
Il lui a semblé alors qu'il s'éveillait. Il se sentait las et flou, mais à l'écoute du plus profond de lui-même. Il lui fallait de l'air, une trouée dans cette réalité qui s'obstinait à le contrarier, à l'enchaîner. Il fallait non pas une espérance, lui savait qu'il portait toutes les espérances et tous les possibles. Il pouvait, cela suffisait au monde comme à lui. Non, il fallait une voix qui annonce la relance, qui certifie que demain serait et que la gloire n'est pas éphémère.
Le don lui est tombé dessus un jour avant ses seize ans. Sa mère l'avait plantée sur le palier pour la punir de n'avoir pas voulu confier la masse noire et rebelle de ses cheveux à la coiffeuse en bas de la cité. Elle patientait dans le froid relatif d'octobre quand sa copine Claudia a surgi toute excitée par la fête prochaine organisée par Sue, une copine de seconde.
Claudia n'est pas la plus belle mais question énergie elle grillerait toutes les piles du monde ! Sylvia la regarde et c'est une flamme jaune qu'elle voit autour d'elle. La flamme-Claudia, comme il y a la flamme-maman, la flamme-papa, ou la flamme-Djamel, bleutée avec un soupçon de rouge à la droite de son crâne, inquiétant pour une flamme si jeune. Mais pas plus Claudia que Djamel, papa ou maman ne connaissent la présence de leurs orbes de lumière, Sylvia l'a très vite compris.
Claudia s'approche mais ralentit peu à peu, et sa parole avec. Tout ça devient si lent. Sylvia se demande soudain si elle on ne l'a pas droguée. Un tour de Claudia, ce serait bien dans son style...Alors les volutes de lumière qui l'entourent s'étendent et deviennent transparents. Une vitre embuée, dirait-on, qu'une main invisible frotte. Au-delà, une piscine avec un plongeoir. La scène se rapproche puis recule, comme si la caméra n'était pas sûre de ce qu'elle filmait, puis zoome plus franchement sur le plongeoir. Claudia ne regarde pas la caméra. Elle sourit sur le plongeoir au soleil, prend des poses et danse pour les copines en bas, les garçons plus loin. Elle n'a même pas le temps de crier quand elle glisse et tombe. Son crâne heurte sans bruit le plongeoir en-dessous et un pantin fend l'eau, suivi d'un filet de sang menu. La fenêtre s'opacifie, devient sombre presque noire. Rien à voir avec le reste de la flamme jaune. Enfin cette tâche noire disparaît, absorbée par le reste de l'aura.
Rien qu'une voie de garage, un demain pour faire peur aux enfants. Bien sûr, ce doit être ça, ou un sale tour de Claudia. Un sale tour, c'est sûr, quand Claudia est morte un mois plus tard. Tout était là, le plongeoir, ses danses stupides et le sang qui suivait la tête jusqu'en bas, jusqu'à la fin.
Il est là, il entre, la frôle. Il fait un pas de propriétaire avant de s'arrêter. Il se retourne. Elle sourit, incline la tête. Il sourit en retour, l’œil embusqué, intrigué. Jean, pull bien rempli, la voyance vingt et unième siècle sera discrète, ou ne sera pas. La fille, la femme, en tous cas ne manque pas de chien au bout de ses boucles brunes et ce franc et rond regard, comme une fesse, comme une boule de cristal déjà à l’œuvre, donne envie d'aller plus avant. Psychologue la bête, sans doute. Doit être pas être la plus bête dans l'exercice à deux dos.
Elle vient lentement derrière son bureau en demi-lune, d'un mouvement habitué, languide. Il la suit, elle s'assoit sans façons et l'invite d'un geste à faire de même. Il cherche en vain un soupçon de l'habituelle déférence, cette incrédulité courbée qu'on offre à son image de puissance que ressassent les médias. Un rien piqué, il pose une main sur le bois foncé de ce bureau au style indéfinissable et la complimente.
- Je me suis laissé dire que vous éclipsiez tous vos collègues sur la place de Paris.
Elle a bien perçu la pointe impérieuse derrière le velours. Il faut répondre à cette demande de résultat qui n'influe guère sur les fluctuations incertaines de l'aura de l'homme, tandis qu'à la marge émergent quelques bribes de son avenir. Elle incline sa tête fine et coule un regard profond avant de se redresser et de lui offrir un sourire candide flottant au-dessus d'une gorge que le pull comprime joliment, selon le diagnostic livré par son miroir avant que le personnage ne daigne apparaître.
- Il en est de notre art comme du sport de haut niveau. Nous ne sommes jamais aussi bons que face à un destin d'exception. J'espère simplement, aujourd'hui, ne pas faire mentir cette maxime.
Il incline la tête, distillant la finesse ouverte de la repartie.
- Je m'en voudrais de ne pas vous faire donner le meilleur de vous-même.
A son tour, elle incline la tête en fermant les yeux, demeure ainsi quelques secondes avant de saisir un paquet de cartes, seul ornement du bureau avec une petite boule de cristal posée sur une trépied de cuivre.
- Nous travaillerons les cartes, pour cette fois.
Elle lui tend le paquet.
- Étalez-les de la main gauche et tirez-en quatre.
Les cartes parlent, les cartes se taisent, fuient ou reviennent offrir au Président un fragment frappant et énigmatique du futur. Lent ballet qui semble tournoyer plutôt dans son passé. Il sait qu'il doit peu parler, il comble tout de même les voies incertaines de ce tunnel vers demain, le lumineux demain qu'il arpentera, qu'il arpente pour arriver bientôt pas plus haut, - Y a-t-il plus élevé qu'un Président ?... - , mais plus longtemps au plus haut, semble-t-il, dans la configuration symbolique qu'adoptent les figures et le décryptage qu'en offre la moderne pythie, qui adapte son phrasé souple aux ajouts de son interlocuteur à l'histoire qu'elle narre. Le schéma reste assez cryptique, avec une tonalité sombre indéniablement. Il délaisse rapidement le passé, on dirait bien. Alors, ces prochains mois seraient encore chahutés du haut de la Tour sombre. Haine d'anciens soutiens, une faille viendrait, un dérapage imprévu dans l'échange. La communication, rectifie-t-il. Non, l'échange, vous et les autres. Je vois des scènes, des mises en scènes et des mises à l'écart. Une femme n'y est pas étrangère. Il pince les lèvres devant ces allitérations étudiés et cherche le lien, la personne qui pourrait donner sens, concrétiser l'obscure prescience.
Elle détache peut-être du mur du temps les ressorts de son couple, au lieu de la dynamique de sa carrière, qui sait...Il pense à sa femme. Ne l'a pas vue depuis...Pas besoin de se voir beaucoup, après tant d'années. D'autant qu'elle le tient par les couilles. Elle a appris beaucoup sur son entourage et les coups donnés pour faire carrière, évidemment. Ça ne peut s'appeler l'amour, évidemment. Malgré tout, elle reste jalouse. Il sourit. La voyante qui dévide du gris s'étonne, s'interrompt. Il lui fait signe d'un doigt de poursuivre et revient à cette femme qui demeure sa femme devant la loi. Elle sait le pire, elle sait l'autre, malgré les précautions, à cause de celles-ci sûrement.
Ce serait peut-être les orages avec l'autre qu'annonce la pythie. Le Président n'ose mettre des noms sur la table. L'image de l'autre lui vient, qui l'émeut alors qu'il l'a quittée il n'y a pas cinq heures. Elle n'a rien d'officiel et si peu de cadeaux de lui, alors qu'elle le connaît bien plus que ne le connaîtra jamais la légitime. Quelques gênes stupides ont programmé leur entente si tard, alors qu'ils se rencontrés comme deux moitiés, comme ces stupides moitiés d'orange à la mode pour décrire l'âme sœur qui attendrait chacun dans sa vie. Deux moitiés d'un même cœur qui bat. Il ne serait pas étonné de leur parenté. Quelque chose comme frère et sœur en secret. Et tout cela serait en bascule balbutient les cartes. Il revient un instant à la voix, à la lampe, aux reflets qui joue dans les yeux de la voyante, puis s'échappe encore.
C'est seulement le secret et l'attente qui les lient à l'autre, sans doute. L'autre, double inversé de sa femme devant le maire et le prêtre. Elle pleure et se replie dans ses membres tout à fait graciles quand il promet de la rejoindre officiellement, promet encore, peut-être pour qu'elle pleure et se mette à attendre alors qu'il la serre dans ses bras, jusqu'à la prochaine fois, jusqu'au dénouement qui lui donnera cet homme en pleine lumière, dénouement qu'elle attend depuis pas mal d'années, tandis qu'avance la carrière de son amant. Il revient à la voyante comme on sort de l'eau.
Elle pose des mots comme des balises. Elle dépose les mots dans ses oreilles avec plus de lenteur. Les cartes rampent dans ses mains quand il les lui tend. Le tarot de Béline croche dans la chair. Embarras. Elle tousse, incline son visage vers la petite lampe, comme si plus de lumière pouvaient l'aider.
- Allez, allez, je ne crains pas l'avenir. Je me battrai, de toute façon.
Bon serviteur, le corps confirme ses mots. Le Président se redresse.
Elle entoure du doigt une boucle, la laisse puis la reprend. Son visage est très blanc, indistinct. Ses formes s'épurent, dirait-on, se mettent à la remorque de l'antenne intérieure. Pur esprit, elle voudrait être. Détacher la situation du drame. L'avenir est là, il n'est pas question de médire de lui ou de pleurer à ses pieds.
Et celui-là qui attend le taureau. Il vaudrait mieux pas. Parfois, elle se trompe, voilà ce qu'il faudrait dire, émousser la flèche...Réconforter ce pillard, autant jeter une pièce à un milliardaire !
Prend-t-il des gants, lui ?...D'ailleurs, quelque soit le puissant, l'impérieux, elle ne l'a jamais fait. Cette chose que certains appellent don la pousse. Comme une envie d'uriner, ou de parler. Bien sûr qu'elle s'est trompée, bien sûr qu'elle a trompé, et n'est même pas sûre de ne pas se tromper elle-même. Mais, un jour, elle a connu l'avenir. Ça ne s'oublie pas.
Elle y va, elle plonge, le tarot s'énerve, les cartes chauffent. Les lignes se creusent, le chemin du futur tremble. Elle prend sa boule de cristal, respire. En face, on suit. La boule fascine. Elle pose ses mains. Chaud. L'avenir bouillonne quelque part. Elle attend. Viennent des images qu'il ne voit pas, qu'il ne peut voir. Un vortex dans la boule. Un jour elle plongera dans cette onde temporelle, à la suite de n'importe quelle vie qu'elle y distingue, juste pour gagner de vitesse l'avenir et savoir enfin si c'est lui qui nous fait où nous qui l'avons déjà dans nos têtes, nos corps, nos gênes.
Mais pas dans celle-là. Le puissant a un avenir vilain qui le guette. Les cartes lui piquent les bouts des doigts quand il les tend. Son œil s'affole, son sourire ne cherche plus à l'accrocher machinalement. Il sent l'orage venir comme un bête. Oh non, elle ne fait pas d'erreur, l'onde est là, elle surfe.
Alors, un front noir qui viendrait et le Pendu pour clore le motif sombre. Mais quoi, que veut-elle dire ? Pitié, un peu de clarté, madame ! Vous me voyez déchu, pendu, décroché de la réélection ?!...
Elle bat les cartes, elle écoute ses doigts. Ils vibrent un lamento doloroso sans discontinuer. Mon dieu, il faut le lui avouer, mais il faut bien le dire, surtout !...
Il semble que ses cheveux ont noirci tout-à-coup, tant il a pâlit. Vous voyez nettement cela ?...Bien sûr, vous me le dites depuis le début de notre entretien, en fait. Je suis parfois autiste, mais jamais sourd, vous savez. Il décroise ses jambes, lâche les cartes et pose sa main à côté comme une chose morte.
Je vois la dynamique, la croissance de la maladie, mais pas les bornes, pas son terme, Monsieur le Président. Ce n'est jamais figuré ainsi, mais il y a comme un écroulement. Vous connaissez les courbes économiques. En temps réel elle ne peuvent afficher de fin, puisque le temps se poursuit, mais quand une courbe fléchit suffisamment, l'issue à venir est, comment dire, plutôt prédictible.
Il repend la parole, la lui arrache dirait-on. Sa voix est cassée soudain, la douceur s'est retiré de son visage toute entière, ne laissant que des os secs comme des bois flottés. Alors, un cancer.. .Dites-le !
Elle baisse les yeux, sachant trop qu'il n'y a rien à ajouter. Il va se lever, l'impérial, il va partir, il va me déprécier avant, me maudire ou m'infliger sa haine policée d'un baisemain.
Du noir soudain s'est invité sous yeux. Il secoue la tête, remâche la nouvelle. Les fragments de l'avenir semble glisser dans ses yeux glauques qui ne se posent nulle part, maintenant. Il s'arrête enfin de dodeliner comme une bête braque et observe la femme qui lui rend son regard. Alors, vous avez fait un scénario sans doute impressionnant, dit-il...Elle ne bouge pas d'un cil. Le silence piétine, digère les secondes, s'enfle de sa propre importance. Elle va se lever, quitter cet univers, ce métier qui n'en est pas un.
Il se redresse et lui décoche un sourire vierge de l'heure qui vient de s'écouler avant d'ordonner.
- Recommencez, voulez-vous.