Il y avait une fois au pays des Frisons un prince puissant et sage nommé Gockinga. Ce prince aimait beaucoup la pêche, ce qui n'est pas étonnant, car, dans ce pays humide et plongé dans les eaux, petits et grands pêchent du matin au soir et même du soir au matin.
La Frise, au temps du prince Gockinga, s'étendait bien plus loin qu'aujourd'hui la province de ce nom, elle était couverte de grands lacs et de sable. On y voyait peu d'arbres verdoyants, peu d'oiseaux, mais beaucoup d'eau aux flots transparents et beaucoup de poissons dans cette onde. - Dans le domaine du prince Gockinga se trouvait un vaste lac, où il se plaisait à surveiller les grandes pêches de ses vassaux et à les diriger lui-même, ce à quoi il s'entendait très bien, car il était savant en toutes choses.
Un jour qu'on devait donner un grand coup de filet, le prince fit préparer son chariot aux roues d'or et prit avec lui sa fille unique pour lui faire voir la belle pêche.
La princesse Hildburg n'avait que huit ans ; c'était la plus jolie enfant qu'on pût rencontrer. Elle n'était ni épaisse ni lourde comme la plupart des enfants de la contrée, mais mince et svelte comme une ondine, avec de longs cheveux plus soyeux que le lin et des yeux bleus à merveille. Son teint était si rose et si blanc qu'il surpassait en fraîcheur le teint de toutes les blonde Frisonnes.
Le père d'Hildburg aimait extrêment sa fille, il était veuf et n'avait pas d'autre enfant. Il voulait qu'on la parât des plus riches atours, souvent il envoyait ses vaisseaux sur mer jusqu'à Constantinople, tout exprès pour lui faire acheter de la soie ou du velours brodé.
Elle portait toujours une riche coiffure d'or, avec une croix de perles au cou et, comme elle aimait beaucoup le bleu, couleur du ciel, on avait soin de la vêtir d'une belle tunique azur. Elle avait une escarcelle au côté, des bottines de cuir jaune et une grande pelisse doublée de martre.
C'était en vérité, une jolie petite princesse et encore meilleure que jolie.
Elle aimait par dessus tout les pauvres... si sales, si déguenillés qu'ils fussent, elle se plaisait à les approcher, à leur parler familièrement et quand sa nourrice l'en reprenait elle disait :
- Ne vois-tu donc pas briller au milieu de leurs haillons, l'image de notre Sauveur ?
Hildburg était très pieuse ; quand on la conduisait à l'église, elle joignait ses petites mains devant l'autel et se plongeait dans une prière si fervente qu'on avait peine à l'en tirer.
Cela ne l'empêchait pas d'être gaie et rieuse, de folâtre dans le palais comme un charmant petit agnelet. Aussi on pense combien son père se complaisait en cet unique enfant.
Ce jour-là, assise près de lui sur son chariot, elle se tenait gravement et modestement comme une petite reine, saluant par un sourire ceux qui les saluaient en chemin, de sorte que les gens disaient :
"Le roi de France, l'enverra bien sûr demander pour être la femme de son fils, car il n'y aura pas sur la terre de princesse aussi accomplie que la nôtre, quand viendront ses quinze ans."
Le chariot aux roues d'or s'étant arrêté non loin du lac, le prince alla rejoindre les pêcheurs, et les dames de la cour conduisirent Hildburg dans un beau pavillon tendu de soie. Elles lui proposèrent de regarder les préparatifs de la pêche par une fenêtre grillée d'or, mais Hildburg préférait se promener dans la campagne.
Elle courut ça et là, cherchant des coquillages, ou s'amusant à marquer l'empreinte de son petit pied sur le sable fin.
Or, il advint qu'en jouant ainsi, elle s'écarta un peu de la rive et se trouva sur la lisière d'un pré où fleurissaient de jolies fleurs rose, blanches et jaunes, dont elle avait bien envie de cueillir un bouquet.
Comme elle allait entrer au milieu des hautes herbes, elle entendit un douloureux gémissement. Un petit garçon, qu'elle n'avait pas remarqué, était assis sur le bord du chemin ; il tenait sa jambe gauche à deux mains, son visage était couvert de larmes et ses cheveux en désordre... Il semblait bien pauvre et bien malheureux.
- Pourquoi pleures-tu ? demanda la petite princesse tout émue de compassion, tu t'es donc fait mal ?
- Hélas ! repris l'enfant, une couleuvre m'a piqué ; je voudrais faire saigner la plaie, mais je n'y parviens pas et ma jambe enfle déjà !
- Sais-tu ce qu'il faut faire ? demanda vivement Hildburg, il faut sucer le poison.
Et comme le petit pauvre hésitait, elle s'agenouilla bravement devant lui, posant ses lèvres sur la piqûre violacée.
En ce moment sa nourrice et quelques dames qui la cherchaient accoururent tout inquiètes... Elles s'arrêtèrent frappées d'admiration.
- Cela ne sera rien ! leur dit la petite princesse en se relevant, et ne me fera pas mal bien sûr !
Quant au mendiant, il s'était mis soudain sur ses deux jambes.
- Je suis guéri !.... s'écria-t-il, puis jetant un regard rayonnant de reconnaissance sur sa bienfaitrice, il disparut si vite qu'on ne put dire de quel côté il s'était dirigé.
- Pourquoi n'a-t-il pas attendu mes piécettes ? demandait Hildburg avec désappointement, il avait l'air si pauvre !
Ses femmes s'empressèrent de l'emmener pour lui faire boire du lait de brebis et des compositions médicales. Mais ces précautions étaient heureusement inutiles, le venin n'eut aucune action sur la charitable enfant.
Cependant on commençait à retirer le grand filet, Hildburg courut au rivage et s'amusa infiniment à regarder les beaux poissons, de toutes les formes et de toutes les couleurs, qui frétillaient sur le sable...
Tout à coup, un enfant, se faisant jour à travers la foule des pêcheurs, vint déposer aux pieds de la petite princesse un charmant poisson mince et argenté qui pendait au bout de sa ligne.
Hildburg jeta un cri de surprise : elle avait reconnu le petit mendiant et s'étonnait de le retrouver si beau. Ses cheveux dorés formaient comme une auréole autour de son front, son visage semblait tout céleste, à sa jambe nue se voyait encore une cicatrice rouge, mais il marchait si rapidement que ses pieds ne touchaient pas même le sable. Il sourit, montra le lac du geste, puis disparut, à la grande surprise de tous les assistants.
Hildburg prit le petit poisson qui s'agitait devant elle. Jamais on n'en avait vu de semblable dans la contrée, jamais on n'en avait pêché de cette espèce dans les eaux du lac.
La princesse courut le porter à son père.
A cette vue, Gockinga pâlit...
- Regardez, mon seigneur et père, disait Hildburg, les jolies écailles d'argent.
- Ce poisson vient-il du lac ? demanda le prince d'une voix tremblante.
- Oui, reprit un pêcheur, j'ai vu l'enfant le prendre tout au bord, avec sa ligne.
Le prince fit alors plusieurs questions sur l'enfant et sur cette pêche extraordinaire ; puis, quand on lui eut tout raconté, il ôta gravement sa toque, se tourna vers le peuple et dit :
- Remercions Dieu, mes enfants, un grand malheur nous menace, mais la divine bonté nous en avertit à temps ; nous pourrons au moins sauver nos vies.
Ce poisson que vous voyez, n'est autre que le hareng, habitant de la mer du Nord.
S'il a pu pénétrer dans ce lac et vivre dans ses eaux, c'est qu'une communication s'est établie avec la mer. Une grande inondation est prochaine... Dans quelques jours peut-être, nous aurions été tous engloutis, sans cette annonce d'en haut.
"C'est l'ange gardien de la princesse Hildburg que le bon Dieu a envoyé pour nous sauver !" murmura la foule.
Et tous, se jetèrent à genoux. - Les pêcheurs baisaient le bord de la tunique bleue de la petite princesse dont la charité avait fait descendre les anges du ciel pour le salut de son peuple.
Les mesures les plus sages furent prises par le prince, on recula devant le fléau, et, quelques jours après, quand la mer fut venue rejoindre le lac, elle n'engloutit sur son passage que des maisons abandonnées. La population tout entière s'était retirée avec ses bestiaux et ses meubles.
Plus tard, d'autres inondations achevèrent de submerger le pays, le golfe de Zuyderzée s'étendit là, où se trouvait la terre ferme et habitée, mais on oublia jamais, sur ses bords, la charité d'Hildburg, ni la prudence de son père Gockinga.
Aujourd'hui les ingénieurs hardi veulent entreprendre le dessèchement du Zuyderzée...
Espérons que la reconnaissance ne se tarira point avec les eaux ; c'est un sentiment qui honore un peuple.
J. de ROCHAY - Légende publiée en janvier 1881