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La BD "Dans la forêt" : la lumière des profondeurs

Par Kaeru @Kaeru
 Il existe un manoir à l'orée d'un bois profond où réside une petite fille aussi jolie qu'une poupée. À l'abris dans ce domaine calme, elle contemple par la fenêtre l'étrangeté du monde sauvage, juste à portée. Et si, un jour, par un stratagème grossier, les êtres de la forêt réussissaient à la faire échapper à la surveillance de sa mère...
Une Alice aux pays des monstres presque gentils
Dans la forêt est un projet de longue haleine dont j'attends la sortie en librairie depuis des mois ! J'ai suivi avec curiosité sa conception sur le blog de l'auteur, Lionel Richerand. Époustouflée par ses dessins, je ne savais pas que son histoire allait tant me remuer. Voici un conte, un vrai, dans l'esprit de ceux des frères Grimm, du roman d'Angela Carter La Compagnie des Loups ou de l'oeuvre cinématographique de Guillermo Del Toro. Encore une belle preuve de l'originalité et de la qualité des bouquins qui sortent dans la collection Métamorphose.
Le récit s'ouvre sur l'arrivée d'un nouveau régisseur pour un domaine aristocratique, dans une ambiance victorienne. On y rencontre les différents personnages avec une présentation classique et précise. Rapidement, l'attention se focalise sur Anna, le stéréotype de l'héroïne sage et douce. Mais quand une nuit, des crapauds lui piquent sa poupée fétiche, Rose, et l'amènent en forêt, Anna prend son courage à deux mains et s'enfonce dans le sous-bois. Elle y trouve la tête de Rose mais son corps a disparu, et surtout, Anna est attendue par un comité d'accueil de batraciens forts démonstratifs. Le kidnapping du jouet n'était qu'un prétexte pour attirer l'enfant dans la forêt...
Une quête initiatique débute alors.
Anna va y découvrir les secrets du lieu mais aussi les secrets de sa naissance. La première transgression - sortir du cocon douillet de son foyer - la plonge dans un monde différent, étrange et de plus en plus inquiètant.
La réalité glisse d'un quotidien connu et maîtrisé à une aventure où des forces surnaturelles entre en jeux et semblent manipuler la fillette. Cette dernière pourtant s'accroche à son objectif : retrouver le corps de Rose et rentrer à la maison. Mais en chemin, elle change, évolue et surtout passe d'un état de poupée vivante, enfantine, à celui d'une jeune fille où l'on décrypte les prémices de la puberté et d'une féminité sauvage.
Plongé en apnée sous la canopée nocturne
Dans la forêt est un ouvrage dense : avec 72 pages de récit en bande-dessinée et une trentaine de pages de bestiaires illustrées. La partie BD débute avec de façon très traditionnelle mais qui s'adapte au récit pour laisser des pleines pages d'illustration et des découpages plus fantaisistes. Un travail qui me rappelle celui de François Amoretti. D'ailleurs, on retrouve aussi le même type de mise en couleur avec une études des gammes très poussées et du ton sur ton subtil qui n'écrase jamais le trait, fin et proche de la gravure.

La version N&B montre le travail impressionnant de l'auteur !


Sur le plan technique, cette BD est d'une virtuosité sans paillette. Le style graphique de l'auteur n'est pas dans l'esbroufe mais dans la finesse et la précision, tout en gardant une narration claire. Si chaque case est construite avec minutie et un soucis du détail souvent avec une pointe humoristique, Lionel n'effectue pas un remplissage obsessionnel. Il garde les fioritures pour les bords, encadre son action avec moultes décors proches des enluminures sans jamais brouiller le centre. La lisibilité prime toujours.
Les textes sont aussi de très bonne facture avec d'un langage soutenu au départ pour nous plonger dans l'ambiance victorienne romantique. Ils s'amenuisent à mesure que le récit progresse vers le merveilleux. Le rythme ne faiblit jamais et les explications de la fin évitent les bavardages stériles.
Le glissement dans l'ambiance de plus en plus sombre et charnelle est mené d'une main de maitre, tant par l'image que les mots.
Des richesses insoupçonnées
Attention, ce paragraphe dévoile une partie de l'intrigue. Si vous aimez lire une BD sans rien connaître de son déroulement, je vous conseille de vous arrêter ici !
Dans la forêt est un conte qui intègre des références multiples. En vrac, on trouve une image de la nature animiste digne de l'oeuvre de Miyazaki, il y a d'ailleurs des kodama (sylvains) perchés dans les arbres. Une pointe de mythologique celtique, avec les cerfs et le Dieu cornu, et puis, des références judéo-chrétiennes avec une Lilith sorcière et mère nourricière de cette forêt habitée et vivante. Pour la fin du livre, le carnet de croquis est un clin d'oeil aux naturalistes botanistes, à la fois scientifiques et artistes, capable de saisir avec leur crayon la poésie du vivant.
L'érudition de l'auteur n'écrase pas son histoire, elle se glisse en clin d'oeil drôle et piquant. On sent la masse de travail colossal que ce projet a représenté et pourtant, tout est fluide, cohérent. Lionel a pris le temps d'assimiler les références pour se les approprier et les fusionner avec son univers, très personnel.
Il représente la nature très organique, charnelle même. Champignons, humus se mêlent pour brouiller la frontière entre végétale et animale. Tout devient une masse liée, symbiotique, avec comme maîtresse des lieux, la Grande Boueuse. Une figure féminine quasi archétypale, sauvage et libre, insoumise.
Un autre élément original est le détournement de stéréotype du conte : le loup présenté au départ comme un prédateur et même comme le méchant de l'histoire, puisqu'il a volé la poupée, se révèle être une louve, protectrice et nourricière.
D'ailleurs, les femmes sont au cœur de ce récit, dont la dimension très sexualisée qui apparaît en filigrane m'a totalement fascinée. La féminité est présente sous ses trois âges : on trouve la fillette innocente, la mère séduisante et la vieille femme décharnée. Anna est peu à peu happée dans le monde des adultes où chacun veut se l'approprier : d'un baiser quémandé par des crapauds joyeux, elle devient la poupée vivante, objet du désir d'un enfant sauvage, puis enfin, l'héritière porteuse de tous les espoirs de renouveau.
Avec beaucoup de franchise « Dans la forêt » propose une conception saine de la sexualité, dégagée des oripeaux et des carcans culturels qui en font un acte culpabilisant et sale. Nous échappons aussi à une morale fataliste par l'introduction rusée de l'importance du choix et surtout en libérant Anna de sa gangue de passivité.

Trop balèzes les crapauds !!!


Si le conte ne présente pas de "méchant", évitant avec brio un manichéisme basique, mon seul bémol est la représentation de l'élément masculin. Entre un régisseur libidineux et machiavélique, une image paternelle salie, la seule figure positive est un jeune garçon animal, gentil et simplet.
C'est mon seul regret car, vous l'avez certainement compris, cette lecture m'a non seulement plu mais elle a aussi activé mes p'tits méninges de grenouille. Tout dans cette histoire nous fait passer de la normalité facile, de l'immédiat édulcoré à une complexité profonde, où vie et mort s'imbriquent, où les petites filles sont aussi des femmes en devenir avec des ovaires et une sexualité prête à éclore.
Les contes sont avant tout des récits initiatiques, des adjuvants pour la vie et surtout le long chemin vers la maturité.
Lionel Richerand nous livre une histoire à la fois belle, tendre et touchante. Il choisit l'humour qui allègent le récit. Il choisit l'ironie de la nature, plutôt que de la cruauté. Bref, courrez chez votre libraire !
Le blog de l'auteur :
http://richerand-yoyo.blogspot.fr/
Une interview à écouter de Lionel Richerand
http://expressbd.fr/2013/01/18/lionel-richerand-auteur-de-dans-la-foret/Copyright : Marianne Ciaudo

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