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"Ci-gît l'amour fou" d'Ornela Vorpsi

Publié le 22 janvier 2013 par Francisrichard @francisrichard

L'amour est un thème éternel. Il est à la fois toujours le même et toujours autre. Comme les êtres humains qui se ressemblent, mais sont finalement uniques, tous. Il est curieux d'ailleurs qu'ils veuillent être tantôt distincts des autres, tantôt comme les autres, suivant les circonstances.

Aussi, abordant ce nouveau livre consacré à l'amour, me demandé-je si cela valait bien la peine de le lire, d'autant que le titre faisait accroire que j'allais assister sinon à un enterrement, du moins à la contemplation d'une sépulture...

C'était compter sans la recommandation d'une amie (j'écoute souvent ce que me disent les femmes...). C'était sans compter avec l'auteur, Ornela Vorpsi, dont le style poétique et le regard singulier enivrent l'esprit.

En effet Ornela Vorpsi prête sa plume à une jeune narratrice tout aussi singulière, Tamar, prénom tout ce qu'il y a de biblique, puisqu'il fut celui de la belle-fille de Juda (mariée en secondes noces à Onan...), celui d'une fille de David et celui d'une fille d'Absalon...

Tamar aime sa mère Esmé, en dépit de ses chantages à l'affection ("Si tu ne fais pas ça, je me jetterai dans le vide et noire sera ta vie"), dont elle use et abuse, surtout depuis la mort de son fils Raphaël, Rafi, qui s'est volontairement noyé dans la mer, encouragé vraisemblablement par sa soeur. Sur la tombe fraternelle se trouve cet avertissement qu'il lui lançait déjà de son vivant:

"Ne piétine pas mon ombre, Tamar."

La voisine, Maria, a neuf fils, que, sous l'oeil réprobateur de leur mère, Tamar, "née spectatrice", aime regarder quand ils dorment nus, comme elle aime voir d'une manière générale, à défaut d'agir, bien consciente de son absence de beauté, ce qui lui procure "un terrible frisson":

"C'est pourquoi je suis transparente, pour me glisser partout. Invisible, ainsi que le destin l'avait voulu, je devais demeurer spectatrice, et le métier de l'optique était l'accomplissement de ce que la providence avait planifié pour moi. Me remplir du monde."

Parmi ces fils, il en est un qu'elle regarde plus particulièrement, Rudolf, de son petit nom Dolfi, qui est d'une immense beauté, d'où provient son étrangeté, attirante:

"Dolfi sourit et une glorieuse rangée de dents blanches vous brise et vous donne le sentiment d'être vaincu."

A cet homme d'une "succulente beauté", la vie suffit - ce qui fait bondir Tamar - et le temps passé avec lui est transparent, comme elle. Car les femmes indiffèrent Dolfi. Il vit désoeuvré depuis qu'il a abandonné le violon. Il reste affalé devant son poste de télévision qu'il regarde sans mettre le son. Pourtant toutes les jeunes femmes du voisinage tournent autour de lui.

Tamar, elle, se défend d'en être amoureuse:

"Si je le vois, si je le regarde, c'est parce que je le trouve beau. Je ne suis pas amoureuse, je n'ai jamais été amoureuse. Je pense que l'amour ne m'intéresse pas, ou je ne sais comment dire, ne m'arrive pas."

La tante de Tamar, Lali, dont le métier "consiste à collectionner les coeurs", ne parviendra pas à émouvoir Dolfi, malgré des caresses très entreprenantes et sans équivoque. Elle n'obtiendra que de le faire fuir et de rendre ses yeux humides.

Manuela fait partie des soupirantes de Dolfi depuis qu'elle a assisté à un de ses concerts. Privée de beauté, elle ne réussit pas davantage à le dégeler malgré la dignité qui émane d'elle, "une grâce née de l'absence de beauté".

Alors elle se résigne, après en avoir parlé avec Tamar, à se donner la mort et à venir rendre son dernier soupir devant chez lui:

"La seule beauté que je possède est celle des êtres destinés à mourir jeune. Comme tu le dis. Ce serait, pour moi, la seule occasion d'être regardée par Dolfi. Si ça se trouve, il ne m'oublierait plus."

Manuela vient donc "mourir dans la petite rue de Dolfi, de surcroît à la main une lettre aussi vide que blanche", aux pieds des sandales vertes - que Tamar récupère, subrepticement -, cachant sous sa frêle mélancolie un tempérament de feu:

"Sur le mur de sa chambre est encore accroché un article découpé dans le journal, il s'intitule Ci-gît l'amour fou."

Cette mort va bouleverser tout le quartier... et la culpabilité l'envahir.

Quant à Tamar, elle va essayer de se convaincre et de convaincre les autres qu'elle n'avait aucune qualité "pour changer ou vouloir changer le cours des événements"...

Quant aux sandales vertes de Manuela, elles vont lui servir alors de révélateur:

"Une fois montée sur ces sandales, moi, Tamar, si transparente que mes semblables me traversaient en me brisant, je devenais opaque, je prenais consistance, je brandissais un corps qui ressemblait à celui   de Lali, chute de reins arrondie, bras dessinés, taille fine, jambes élancées et sûres. Sur ce corps les regards se posaient, demeuraient même sculptés."

Ces sandales vont lui permettre de vivre la vie de Manuela avant Dolfi, de devenir femme et de savoir que c'était donc ça, l'homme:

"L'homme était maniable, plus faible que moi."

Ces sandales vont lui permettre de faire d'autres découvertes, sur elle-même, sur les autres, et notamment elle va découvrir qu'elle redevient transparente quand elle les ôte et qu'elle est moins indifférente aux regards des hommes qu'elle ne le pensait.

Rafi, son frère, lui avait dit:

"Sais-tu, Tamar, quelle punition avait préconisée Moïse pour les hommes qui désobéissent aux lois divines? La folie, telle est la punition, petite soeur."

Peut-être. Mais ne se dit-elle pas à elle-même: "Observe l'amour, Tamar, gare à l'amour. Aimer à la folie égale la folie."?

Francis Richard

Ci-gît l'amour fou, Ornela Vorpsi, 192 pages, Actes Sud


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