Magazine Beaux Arts
Réminiscences
Dans l’espace de Bétonsalon, Didier Marcel expose des objets nés d’empreintes. Résultat d’une adhérence, du contact originel d’une « matière reproduisant la matière »[1], les troncs de Didier Marcel gardent en eux le souvenir de leur vie végétale, selon une temporalité ponctuelle[2]. Figée dans une résine synthétique, la physis se maintient ici dans l’artificiel. Recouverts d’une fine poudre blanche, les troncs tirés de la forêt, littéralement empruntés à leur environnement d’origine, manifestent une permanence contre-nature. Imperceptiblement détachés du sol, leur mode de présentation oscille entre le rendu virtuel d’un dispositif scénique et la séduction d’un produit marchand, tandis que leur blancheur immatérielle les ferait surgir à nos yeux d’un univers numérique futuriste en trois dimensions. Vibrant d’une présence irréelle dans la brutalité d’un espace de qualité industrielle, les œuvres de Didier Marcel se font ainsi l’écho de l’ambivalence propre à leur fabrication. Pourtant, c’est d’abord leur surface poudrée, leur texture accidentée, craquelée, - issue de l’empreinte -, qui s’impose à notre regard. Indice d’une réalité biologique, la peau des troncs de Didier Marcel s’expose comme un nouvel éloge du maquillage, une réminiscence du fard baudelairien qui signe l’entrée de l’arbre dans la durabilité[3] des artifices. Figés dans une matière qui leur est étrangère, empaquetés, transportés, puis soigneusement installés dans l’espace du Bétonsalon, ils fascinent par leur présence irréelle, entre la matérialité du bois et l’idéalité d’un tronc.
Amené à laisser ses propres empreintes sur des hachures éphémères, tracées au sol à la craie, le visiteur se rapproche, à travers cet environnement tactile et faussement végétal, d’un ensemble d’images tapissant les murs de points en suspension. Reproduites en une seule couleur à l’aide d’une trame photomécanique identique, les images de Loïc Raguénès s’exposent selon le rendu d’un agrandissement, semblant annoncer leur disparition imminente. En donnant à des images de Seurat l’allure de peintures pixellisées, produites - et reproduites - mécaniquement, Loïc Raguénès nous rappelle la manière dont le divisionnisme est apparu comme une forme de mécanisation appliquée au travail des peintres. Comme le souligne Thierry de Duve, ceux-ci « mécanisèrent leur propre corps au travail, comme pour mieux résister à la reprise de la part mécanique de leur métier par l’adversaire photographique […]»[4]. Plus loin, les trames colorées de Loïc Raguénès laissent entrevoir les contours indistincts d’un couple d’oiseaux ou encore d’un portrait de Bob Dylan. Elles semblent issues d’une rêverie distraite, d’un songe mélancolique sur le destin de l’image devenue omniprésente, sérielle, indifférenciée. Alors que les troncs moulés de Didier Marcel conservent le souvenir d’un état végétal, les images de Loïc Raguénès gardent en elles le bruit mécanique du doigt du photographe sur l’appareil. Que voir entre les points de trame si ce n’est notre incapacité à voir dans un monde où l’image démultipliée vient troubler chaque effort de focalisation ? Derrière les troncs de Didier Marcel, l’image agrandie dévoile ses interstices, un vide qui ne laisse à l’œil aucun appui, aucune certitude - Réminiscence d’une scène fameuse de Blow-up[5], qui nous annonçait dans un paysage étrangement semblable, l’incapacité de l’image photographique à certifier le réel.
Une double tension visuelle marque un point de rencontre entre le flou onirique des images de Loïc Raguénès et la précision hallucinatoire des sculptures de Didier Marcel. L’écorce des troncs de Didier Marcel provoque un désir de rapprochement, qui viserait à supprimer toute distance afin de s’infiltrer entre deux matières, « dans l’intériorité inaccessible du contact »[6] dont l’objet est issu. Comme le souligne Georges Didi-Huberman, le regard, devant l’empreinte, est happé vers le détail, l’accident morphologique de la texture. Il glisse ainsi sur une surface dont il interroge les aspérités, sans parvenir à saisir l’objet avec distance, tant celui-ci s’efface dans l’adhérence excessive[7] qui l’a vu naître. Chez Loïc Raguénès, l’effet d’éblouissement provoqué par la définition rudimentaire des images empêche toute perception du détail, comme un échos lointain du Verre Grossissant de Roy Lichtenstein (1963) qui ne faisait apparaître que davantage de vide entre les points de trame. La rencontre mise en forme par les deux artistes dans l’espace du Bétonsalon reviendrait ainsi à une mise en tension de deux désirs : Celui de s’approprier le visible par le recul - de l’embrasser d’un seul coup d’œil -, et celui d’en capturer le détail - de le miniaturiser.
Laure Jaumouillé
[1] Didi-Huberman, Georges, La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Les Editions de Minuit, Paris, 2008, p.131.[2] Barthes, Roland, La Chambre Claire, Note sur la photographie (1980), Editions Gallimard / Editions du Seuil, « Cahiers du cinéma », p.120-121.[3] Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne (1958), « L’œuvre », Pocket, Collection Agora, 2003, p.187-190.[4] De Duve, Thierry, Résonances du readymade (1989), Hachette Littératures, collection Pluriel, p.151-152.[5] Michelangelo Antonioni, Blow-Up, 1966[6] Didi-Huberman, Georges, La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Les Editions de Minuit, Paris, 2008, p.121.[7] Didi-Huberman, Georges, La ressemblance par contact, archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Les Editions de Minuit, Paris, 2008, p.118.