A propos de Les fantômes de César Aira [Traduction Serge Mestre - Christian Bourgois, 2013]
On a coutume de signaler, pour tel ou tel auteur, le livre qui dans sa production pourrait faire office de porte d’entrée, facilitant au lecteur l’accès à la complexité d’un univers, d’une poétique. Dans le cas d’un écrivain tel que César Aira, comment ne pas remarquer que d’une certaine façon n’importe lequel de ses livres est cette « porte d’ entrée » dont le lecteur avait besoin. Comme si chez lui tout était dans tout. Comme si chacune de ses novelitas n’était qu’un fragment qui se déprendrait du continuum de l’écriture (ce qui est le cas). Car, comme le dirait un autre écrivain au fonctionnement éditorial similaire, le mexicain Mario Bellatin, écrire c’est continuer à écrire. En toute logique, il en découle une autre proposition qu’Aira lui-même ne manque jamais de souligner : lire c’est continuer à lire. À partir de là, la porte d’entrée - à l’instar de celle, mobile, de certaines huttes d’une obscure tribu africaine évoquée dans un des apartés les plus délirants de son roman Les fantômes - peut très bien se situer n’importe où et même, pourquoi pas, se déplacer. Car il peut très bien y avoir plusieurs portes successives, en quoi serait-ce un problème ?
L’idée de « porte d’entrée » semble impliquer qu’elle serait une et unique, comme une sorte de point fixe situé dans le temps (dans le passé, forcément puisqu’une foi la porte franchie, on ne retourne pas en arrière). Pourtant, ne nous arrive t’il pas parfois d’avoir l’impression de redécouvrir un auteur, lors par exemple d’une relecture ? En même temps, avec Aira, avec une telle production (plus de 80 livres publiés), le relire c’est le plus souvent lire un autre de ses livres (pourquoi en effet relire ce qui est déjà lu quand il reste tant à lire ?), tout comme pour l’auteur, réécrire ou corriger c’est écrire (littéralement) un nouveau livre.
On peut donc entrer chez Aira par où l’on veut, par la grande porte, celle aux escaliers de marbres (en commençant par un de ses livres officiellement reconnu comme important – Emma la captive, La liebre etc...) ou par l’escalier de service (une de ses plaquettes d’à peine plus de 10 pages comme Mil gotas). Peu importe, ce qui compte c’est d’y rentrer. Mais il nous faudra aussi y rentrer encore, toujours. Car la « porte d’entrée » chez Aira est fuyante, comme tout chez lui. Cette fameuse « fuite en avant » qui définit sa prose - qu’il décrit lui-même dans son brillant et programmatique essai sur Copi [1] - est aussi celle du lecteur. Car, derechef, tout est dans tout chez Aira. Le roman et sa propre critique (mais pourquoi alors s’obstiner à écrire sur lui, s’il le fait déjà lui-même, dans ses propres livres ?), sa lecture et sa non-lecture, ce qui fait qu’il faudra y retourner.
Mais ne serais-je pas en train de me contredire ? N’ai je pas dit que relire Aira c’est lire un autre de ses livres, jamais deux fois le même. Oui, et non. Oui et non car la densité, le caractère fuyant de ses textes est une invitation constante à l’oubli, oubli que l’auteur lui-même appelle de ses vœux. Ce qui fait que l’on peut relire le même livre d’Aira, et ce sera comme ne pas se baigner deux fois dans le même fleuve. En même temps, même si on ne relit pas celui que l’on à déjà lu et que l’on en relit un autre, cela reviens au même, car pour aussi dense et inventifs et perpétuellement renouvelé que soit son art, c’est aussi toujours un peu le même livre. C’est le même livre car ce n’est pas le même livre. Ce paradoxe à la petite semaine – qui ressemble à une version bâtarde des paradoxes infinis et beaucoup plus subtils bien que souvent absurde qui peuplent les livres de l’écrivain natif de Coronel Pringles – est aussi la cadrature du cercle, le piège machiavéliquement ourdi pour qu’à nous, pauvres lecteurs, ne s’offre d’autre alternative que celle-ci : lire Aira c’est continuer à le lire, et peu importe que l’on lise quatre vingt fois le même ou les quatre vingt livre qu’il a publié dans l’ordre chronologique de leur écriture. Lire Aira c’est une acceptation heureuse, presque festive, de l’oubli comme condition du lecteur. Mieux oublier pour mieux retrouver. Mieux oublier pour mieux découvrir. Découvrir, retrouver, et continuer à lire.
Ces jours-ci paraît donc en France une nouvelle traduction du maître, Les fantômes, sous la plume de Serge Mestre, publiée comme de coutume chez Bourgois. C’est une bonne nouvelle pour les trois péquins qui en France on comprit l’importance de cet auteur, pour les autres, c’est une nouvelle porte d’entrée qui se dessine pour mieux les aider à franchir le mur opaque de la littérature médiocre, derrière les fissures duquel on devine l’intense lumière du maelström narratif de l’argentin. Et ce n’est pas de l’entré des domestiques qu’il s’agit, au contraire c’est une grande une belle porte que l’on franchit après avoir gravis les marches de l’escalier de marbre, car Les fantômes est un Aira grand cru, un des grands moments de son œuvre, un résumé quintessenciel de son travail romanesque.
En premier lieu, et pour surprenant que cela puisse paraître s’agissant d’un écrivain que l’on accuse régulièrement d’écrire « mal », ce qui fascine chez Aira, et particulièrement dans ce roman, c’est le style. Peu d’auteurs sont aussi « lisibles » que lui. Cette apparente transparence de l’écriture est bien sûr un leurre, derrière lequel se cache une forêt bien touffue. Car c’est aussi une écriture très poétique. Au risque de répéter encore une foi quelque chose que je dis très régulièrement sur ce blog, qui dit langue poétique ne dit pas nécessairement surcharge d’épithètes de derrières les fagots et autres équilibrismes idiomatiques plus ou moins ingénieux. Si la langue est l’outil de la littérature, en mettre des couches ne garantie pas, bien au contraire, la présence de celle-ci.
La langue d’Aira est effectivement d’un point de vue sémantique dès plus diaphane. Mais c’est parce que l’important, évidemment, est ailleurs. La poétique chez Aira naît du frottement entre facilité de lecture et réalité de ce qui est effectivement lu. Car ce qui précisément y est donné à lire n’est pas forcément si facile à comprendre, à saisir. La question, pourtant, n’est pas de comprendre, mais simplement de lire. La poésie n’est pas sens, la poésie est expérience, et lire Aira c’est faire l’expérience de - justement - lire Aira. Sa littérature, pour autant qu’elle goutte la péripétie, est avant tout un grand geste poétique en prose. Ces grandes arabesques réflexives qui présentent l’illusion de la logique et qui ponctuent régulièrement ses novelitas ne convoquent qu’une chose : l’oubli. Un oubli qui est dénoncé par ce qui précisément défini ce qu’est l’expérience de l’oubli poétique : la trace, vague, floue, de ce qui a été lu sans laisser de traces. Ce qu’il reste en général de la lecture d’un livre d’Aira, c’est une ou deux images, fortes, incongrues, propres à jaillir de cet univers si personnel, les extraits concentrés de son grand bric-à-brac dadaïste : une machine à faire la position du lotus, un saumon géant dans le ciel, le clone de Carlos Fuentes dans une petite ville vénézuelienne, ou encore dans le roman qui nous occupe aujourd’hui des fantômes couverts de poussière blanche simulant les aiguilles d’une montre sur un grand cadran.
L’oubli en littérature, quoi de plus normal, c’est après tout ce qui se passe avec tous les romans, on en garde une ou deux impressions, une sensation, guère plus, alors que la trame, elle, le plus souvent s’est effacée de notre mémoire. Chez Aira, cette expérience de la lecture comme énergie perdue se voit accentuée par l’incertitude qui est la nôtre quant à savoir si l’on a compris (ou plutôt saisi) ce que l’on a lu. En même temps, et c’est probablement là le secret de son « succès », au terme d’une des multiples et périlleuses digressions délirantes qui peuplent ses livres, l’impression vague qu’à le lecteur besogneux (celui qui a cherché malgré tout à comprendre, ou à tout le moins, à retirer quelque chose des hasardeuses théories de notre auteur) d’avoir été prit pour un idiot est contrebalancé par la grande arme d’Aira : l’humour, la clé de voûte de son travail romanesque et intellectuel. L’humour doublé donc de son incroyable capacité imaginative.
Aira, pour tisser ses récits à tiroirs, par le plus souvent d’une idée simple mais efficace. Dans Les fantômes, c’est la vie d’un immeuble en construction dans la rue José Bonifacio à Buenos Aires, durant une journée, et pas n’importe laquelle, puisqu’il s’agir du 31 décembre. Les travaux ont pris du retard et le bâtiment est encore pour l’essentiel un squelette de béton où circulent futurs propriétaires, architectes, décorateurs, maîtres d’œuvre et ouvriers. Le roman commence avec la description de l’activité de cette petite ruche humaine, microcosme sociétal à l’image des diverses classes sociales de l’Argentine. Puis il se centre sur la famille chilienne du gardien de l’immeuble en travaux, logé précairement sur la terrasse du bâtiment. On y croisera bien sûr les fantômes du titre, qui flottent ici et là, se baladent dans la grande coquille de béton au fil des étages, et sont invisibles à tous sauf à la famille chilienne.
Dans une interview pour un journal argentin, l’écrivain Fabian Casas parle de César Aira comme d’un bon exemple d’écrivain de droite. C’est de sa part une affirmation provocatrice et humoristique (on a tous tendance à considérer à priori qu’un écrivain est forcément de gauche) mais qui surtout rappelle l’insistance d’Aira à se considérer lui-même comme un petit bourgeois et à rappeler en permanence que la littérature est une affaire (petite) bourgeoise. C’est aussi une façon de rappeler que la littérature engagée est la plupart du temps une porte ouverte vers le pire de ce qui peut s’écrire. Et Aira bien sûr est tout sauf un écrivain engagé (d’une certaine manière nous dit-il, un écrivain honnête qui respecte un minimum la littérature jamais ne sera un écrivain engagé – le seul engagement qui vaille c’est la littérature).
La notion de littérature bourgeoise prend chez Aira une dimension ironique et se trouve mise en scène dans ses livres. Dans Les fantômes, on trouvera plusieurs considérations sur les classes sociales, leur rapport à l’argent, etc… Lesdites classes sont présentées de manière caricaturale, en accentuant à gros traits ce qui est censé les caractériser : les riches (ici les propriétaires) sont forcément superficiels et satisfaits, les pauvres (les ouvriers) sont forcément sales, bruyants et mal éduqués. Dans Les fantômes, c’est clairement les pauvres qui l’intéresse (la famille chilienne), d’où sans doute l’allusion au classique de Zola L’assommoir. Mais avec Aira rien n’est jamais là où on l’attend, une de ses grandes spécialités étant d’aller contre toute expectative du lecteur. Ainsi, ici, les émigrés pauvres, s’ils paraissent revêtir les atouts de leur basse condition, n’en sont pas moins capables des questionnements et des discussions philosophiques les plus subtiles (dans d’autres livres d’Aira, ce sont les indiens de la Pampa sauvage du XIXème qui se mettent à discourir comme Hegel).
Ce qui nous conduit vers une des problématiques centrale de la littérature d’Aira : la vraisemblance. Ses pauvres sont à la foi très et pas du tout crédible (comme le sont ses indiens, comme au fond le sont tous ses personnages). Les fantômes ne dresse pas le portrait sensible d’une classe sociale (ses pauvres ont beau être des philosophes subtils, ils n’en restent pas moins à moitié idiots), et s’il y est fait référence à Zola, c’est pour ce que l’écrivain français a pu tirer de romanesque de la pauvreté, et non pour ce qu’il a pu vouloir y dénoncer. Le tuilage permanent que pratique Aira du vraisemblable vers l’invraisemblable et retour, c’est le refus d’une littérature qui dit quelque chose, qui dresse le portrait de. La littérature pour Aira, si tant est qu’elle parle de quelque chose, cela ne saurait être que d’elle-même. Le pauvre pour Aira est un élément du corpus littéraire qu’il peut utiliser comme bon lui semble. Suffisamment bien dessiné, voire caricaturé par une foule d’auteurs dans l’histoire de la littérature, on peut donc le réutiliser et le mettre en scène dans son habitat naturel très simplement, sans avoir besoin de passer des pages à tout mettre en place. Le pauvre en soit, on s’en fout, ce qui compte c’est d’utiliser le pauvre comme un élément crédible pour aller vers ce qui importa vraiment : l’invention, la surprise.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de description, ou qu’aucun effort ne soit fait pour mettre en scène, pour planter un décor. Au contraire Aira est un grand constructeur d’image mentale, les lieux, les paysages, les personnages sont scrupuleusement décris chez lui, mais ils le sont depuis le « fonds commun » qu’est l’ensemble de la littérature. Aira n’écris pas comme si c’était la première fois qu’apparaissait un pauvre dans un livre, au contraire sa famille chilienne est une famille pauvre de plus dans la littérature. C’est pour cela, parce qu’elle n’a rien d’exceptionnel, qu’il peut par exemple se permettre de la faire discourir comme des philosophes.
Dans Les fantômes donc, il y a comme de juste des fantômes, entités vagues, errantes, qui semblent presque diaphanes, secondaires alors même qu’elles sont au centre du récit. Aira travaille un peu en biais, on ne sait pas toujours où se trouve l’axe central. Ses fantômes, silhouettes poétiques et aussi comiques par moments (un comique antédiluvien, discret, de cinéma muet), travaillent en sous-main jusqu’à s’imposer, se révélant comme le moteur secret d’un récit qui avance jusqu’à sa résolution, qui chez Aira n’est jamais résolution (il n’a pas une vision comptable de la littérature) mais point de tension maximale, dérive de la « fuite en avant » jusqu’à l’éclatement. Chez lui les fins sont souvent excessives, sans retour, quant la fuite ne peut plus continuer à fuir.
Déguisé en étude de mœurs (la vie quotidienne d’émigrés chiliens, où se trame aussi dans la notion de l’émigré la figure archétypique et omniprésente chez Aira du monstre), Les fantômes est avant tout une machine-processus en marche, dans la grande tradition d’un Raymond Roussel (le procédé chez Aira est toujours à découvert, ce qui chez lui n’est pas synonyme de volonté démonstrative, mais a plutôt valeur de performance). Ecrit en 1987 - année charnière dans le corpus de notre auteur, où il écrira pas moins de quatre chef d’œuvre, année qui fait suite à trois ans de non écriture et où s’instaure définitivement le procédé airaien (trois à quatre livres par an, rarement plus de cent pages) – ce roman est aussi, sous la forme d’un pastiche caché, une manière provocatrice de se positionner dans le canon argentin. Le lecteur attentif et connaisseur de la littérature rioplatense y découvrira en effet les traces d’une réécriture secrète et moqueuse d’un livre central da la modernité littéraire argentine : Les grands paradis de Juan José Saer (1974) [2].
Au moment où Aira écrit son roman, Saer commence - en compagnie de la grande « bête noire » d’Aira, Ricardo Piglia, qui à ses yeux représente l’image honnie de l’intellectuel officiel - à s’imposer définitivement comme figure majeure, incontournable. Les grands paradis, roman magistral s’il en est, est aussi le livre le plus difficile, le plus radical, et par là le plus volontariste, écrit par Saer, où il reprend et pousse très loin certains procédés hérités du nouveau roman. Saer est par nature l’écrivain « sérieux » qui écrit à l’ombre revendiqué des grands maîtres pour se faire lui aussi sa place dans le canon littéraire. Aira, en reprenant et dynamitant par l’absurde dans Les fantômes la construction et la plupart des situations du roman de Saer, se positionne à l’opposé des ambitions saeriennes. Il y revendique comme jamais son goût du « frivole », de la légèreté, comme autant de place laissé à l’invention, à la poésie. Là où l’on considère qu’un grand auteur, s’il se veut novateur, se doit d’être difficile à lire, lui choisi l’angle inverse.
Parmi les multiples parallélismes possibles entre les deux livres, il y en a un qui me semble particulièrement révélateur : la place de l’enfant dans le récit. Dans le roman de Saer, nous est conté en « temps réel » un 31 décembre marqué pour la famille protagoniste (pauvre comme dans le livre d’Aira) par l’absence de l’enfant, mort prématurément. Dans Les fantômes au contraire, ceux-ci pullulent littéralement, comme autant d’incarnations miniatures du monstre airaien. L’enfant, chez Aira, c’est quelque part le double de l’auteur, celui qui exécute ses procédés dans la vraie vie : l’invention délirante arbitraire et continue, la frivolité, le goût du jeu, l’inconscience totale de la notion de perfection, autant de signes qui font de la présence de l’enfant une manifestation directe du littéraire vécu comme caprice, comme joie. Les grands paradis, pour aussi fascinant et magistral qu’il soit, est un livre par moments pénible à lire, qui joue avec les nerfs du lecteur. Les fantômes, c’est l’expérience inverse : la lecture comme plaisir instantané, immédiat. Presque sans conséquences pourrait-on dire, s’il n’y avait la présence d’une poétique forte en action.
[1] César Aira Copi [Beatriz Viterbo Editora, Rosario, Argentine 1990]
[2] Juan José Saer Les grands paradis [Traduction Laure Guille-Bataillon, Flammarion 1981] Bien que le livre soit malheureusement épuisé, on le trouvera facilement d'occasion sur le net.