Des tentes sur le sol palestinien : dans la presse on les appelle tantôt des « colonies sauvages », tantôt des « villages de toile ». Les premières, ce sont les implantations illégales des extrémistes israéliens, qui finissent – à quelques exceptions près – par se transformer en « colonies de peuplement » tout à fait légales. Les seconds, ce sont les « villages » que les militants palestiniens ont imaginé de créer, sans doute moins pour contrer l’inexorable annexion de leurs terres que pour tenter, une fois de plus, d’alerter l’opinion mondiale sur leur situation.
A force d’être utilisés, les mots ont fini par perdre leur sens. C’est tout de même une des erreurs majeures de la propagande israélienne que de n’avoir pas perçu assez vite le côté terriblement négatif du mot settler, beaucoup plus anodin en anglais. En français comme dans beaucoup d’autres langues, « colon » ne renvoie pas aux pionniers de la nation, à l’assaut des terres vierges de l’Ouest sauvage (au passage dérobées à leurs habitants indiens). Il évoque davantage les réalités nettement moins glorieuses de l’expansionnisme colonial européen. D’où les efforts, dans quelques médias notamment, pour substituer aux inquiétantes « colonies » – sauvages qui plus est ! – de bien plus innocents « points de peuplement », qui pourraient faire oublier la réalité d’« Israël, fait colonial », comme l’affirmait déjà Maxime Rodinson dans un article célèbre publié en 1967 dans Les temps modernes, alors dirigés par Sartre.
On remarque la même gêne dans la presse occidentale lorsqu’il s’agit d’évoquer le nouveau phénomène que constitue la création, par les Palestiniens, de « points de peuplement » sur leurs terres. On parle de « village » sans doute, mais avec des guillemets qui soulignent leur caractère « virtuel » (l’adjectif est souvent employé). Jusqu’à cette trouvaille de la langue de bois médiatique, ces « villages de toile » (dans le Nouvels Obs par exemple), qui permettent de donner à l’actualité politique hivernale un cachet de vacances estivales parfaitement anodin. En gros, des jeunes gens faisaient une sorte de Rave Party quelque part dans la banlieue de Jérusalem durant le week-end, et la police est venue y mettre bon ordre…
La réalité, c’est que, le vendredi 11 janvier, des Palestiniens ont installé des tentes quelque part entre la Cisjordanie et Jérusalem-Est, sur le site d’un projet de colonisation. Après avoir évacué de force les quelque 200 militants (dont des internationaux) le dimanche, l’armée « nettoyait » définitivement les 24 tentes, en dépit d’un jugement de la Cour suprême qui ordonnait un délai d’une semaine et malgré « l’infiltration » de quelques nouveaux venus qui avaient réussi à tromper un court moment la vigilance des militaires en se faisant passer pour une noce ! Deux jours plus tard, nouvelle opération, cette fois-ci à Beit Iksa, un village pris en sandwich entre plusieurs colonies illégales, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Jérusalem. L’armée vient de les évacuer mais les militants promettent déjà d’autres actions.
Dans la presse arabe, ces actions, répliques en miroir aux procédés utilisés depuis des années par les colons israéliens, ont suscité beaucoup d’intérêt. Par leur nom d’abord. « Porte de la dignité » (Bab al-karama) pour la dernière en date, en écho aux slogans scandés dans les soulèvements arabes probablement, mais peut-être aussi à la légendaire (pour les Palestiniens !) bataille de Karameh, au nord-est de Jéricho, qui marqua la véritable apparition du Fatah comme force combattante, en mars 1968. Quant à la première action de ce genre, « La porte du soleil » (Bab al-shams), son nom fait écho au célèbre roman d’Elias Khoury, publié en 1998 (traduction en français en 2001 chez Actes Sud/Sindbad) et porté au cinéma par l’Egyptien Youry Nasrallah en 2004.Un texte mis en ligne par le romancier libanais sur sa page Facebook et repris dans la presse (ici par exemple) a beaucoup circulé. Il mériterait d’être traduit en entier (avis aux amateurs!) mais voilà au moins quelques extraits :
الجديد في تجربة باب الشمس يتمثل في ثلاث مسائل:
الأولى هي اسلوبها الجديد. فبدل رد الفعل لجأ المناضلات والمناضلون الفلسطينيون الى اخذ المبادرة، وبدل الاحتجاج السلبي لجأوا الى الاحتجاج الايجابي.
Trois points font la nouveauté de l’expérience menée à Bab al-Shams. Premièrement, son style : au lieu de se contenter de réagir, les militantes et militants palestiniens ont pris l’initiative, d’une opposition négative, ils sont passés à une opposition positive. (…)
الثانية هي ان هذا الأسلوب الجديد يعكس مناخات استعادة روحية النضال بعد الجدب الذي صاحب انطفاء الانتفاضة الثانية، اي ان تغيير الاساليب ليس مسألة شكلية، بل هو تعبير عن نضج ثقافي وسياسي.
En second lieu, ce nouveau mode de protestation reflète un état d’esprit, celui d’un retour de l’esprit combatif après la stérilité qui a suivi la fin de la Seconde intifada. En d’autres termes, ce changement des modalités du combat est bien plus que formel, il manifeste une maturité culturelle et politique. (…)
الثالثة هي ان النضال السلمي الذي سيشكل بوصلة العملية النضالية في فلسطين اليوم، ليس نقيضا او بديلا لأشكال النضال الأخرى. لا نريد ان ننتقل من تقديس احادية البندقية ورفض كل الاشكال الأخرى، الى تقديس النضال السلمي. النضال السلمي هو الشكل الملائم اليوم، لكنه لا ينسخ الأشكال الأخرى، بل يكملها وقد يصل في مرحلة لاحقة الى استخدام بعضها.
Troisièmement, la lutte pacifique, boussole du combat en Palestine aujourd’hui, ne vient pas en contradiction avec les autres formes de lutte, non plus qu’elle ne les remplace. Il ne s’agit pas de remplacer le culte exclusif du fusil et le refus de toutes les autres formes de lutte, par celui de la lutte pacifique. Celle-ci constitue la forme adaptée à la situation d’aujourd’hui, mais elle n’abroge pas les autres, elle les complète, quitte à devoir retourner à certaines des anciennes modalités par la suite. (…)
المخيم الجديد هو مخيم استعادة الأرض، والانغراس فيها وتعميدها بالعرق والدم والصمود.
تحية الى الذين صنعوا قريــــتنا التي فتحـــت باباً لشمس الحرية.
Le camp d’aujourd’hui, c’est le camp pour la récupération de la terre, pour s’y enraciner, pour la bénir par la sueur, par le sang et par la résistance tenace (sumûd). Salut à ceux qui ont fait notre village, un village qui ouvre la porte au soleil de la liberté.
Rarement à l’honneur dans les soulèvements arabes – si l’on excepte le poète tunisien du début du siècle, Aboul-Qassem Chebbi (أبو القاسم الشابي), dont les slogans d’aujourd’hui font écho à l’un de ses vers (اذا اراد الشعب يوما الحياة Si le peuple veut un jour la vie…) –, écrivains et poètes ont salué avec bonheur cette allusion littéraire. Dans un article publié sur le site d’Al-Jazeera, Amjad Nasser fait ainsi défiler tous les grands noms des lettres arabes qui ont habité si longtemps la cause palestinienne.
Parmi ceux-ci, Ghassan Kanafani bien entendu, fondateur comme le rappelle le poète et romancier jordanien de ce qu’on a appelé le « roman des frontières » (رواية الحدود ). Kanafani, assassiné en 1972 par un commando israélien à Beyrouth et à qui on laissera le dernier mot, celui qu’il a choisi comme titre pour une nouvelle du recueil célèbre, Umm Saad (أم سعد), publié en 1969. Parlant de son fils parti rejoindre le campement des feddayins à la frontière israélienne, Umm Saad tente d’expliquer ce départ au « fils des patrons » chez qui elle travaille… Khayma 3an khayma tafraq « Une tente et une tente, ce n’est pas pareil ! » (Texte arabe, ici.) La tente du camp de réfugiés et celle des combattants, ce n’est pas la même chose…
A leur manière, les jeunes militants en Palestine disent bien qu’on est en train de changer d’ère. Passer du camp de réfugiés aux tentes de toile qui se revendiquent village, ce n’est pas la même chose, c’est même tout un symbole.