"Chillies, sand, bleach. A spoon."
Le petit écran d'Outre-Manche me fait plaisir en ce début d'année. Certes Spies of Warsaw n'a pas tenu ses promesses, mais Ripper Street s'impose semaine après semaine comme le crime period drama que j'espérais secrètement, enchaînant des épisodes plus solides et maîtrisés que le pilote qui avait pourtant laissé entrevoir des promesses (et les audiences tiennent le choc face à l'alternative "shopping period drama" un peu fade qu'est Mr Selfridge comme le montre la soirée d'hier). Côté comédies, il y a Miranda (je débats intérieurement pour savoir si je vais oser lancer le pilote de la nouvelle version modernisée de Yes Prime Minister). Enfin, pour les amateurs de fantastique, la saison 5 de Being Human sera bientôt de retour...
Ne manquait donc qu'un drama provocateur et ambivalent, histoire de parachever le tableau en offrant matière à débattre. Pour ce genre de séries, on peut évidemment compter sur Channel 4. Elle a lancé mardi dernier une fiction pour le moins intriguante : Utopia. Produite par Kudos et écrite par le scénariste Dennis Kelly, une saison de six épisodes a pour l'instant été commandée. Thriller conspirationniste, à la fois ultra-violent et cartonnesque, le pilote d'Utopia fonctionne assurément, à condition d'avoir l'estomac bien accroché.
Tandis que l'Angleterre débat de la crise et d'achats de vaccin contre une grippe par le gouvernement, deux tueurs se lancent dans une quête sanglante à la recherche du manuscrit de la deuxième partie d'un graphic novel culte, The Utopia Experiments. Entourée d'une aura particulière, notamment parce que certains la pensent prophétique, cette bande-dessinée compte un certain nombre de fans, qui se rassemblent sur un forum en ligne lui étant consacrée. Or un jour, un des membres annonce avoir mis la main sur le mystérieux tome 2 jamais publié. Il propose aux quelques membres présents en ligne à ce moment-là une rencontre IRL pour parcourir l'oeuvre ensemble. Mais le jour prévu de la rencontre, il est retrouvé mort : la police conclut au suicide. Le groupe d'inconnus qu'il a contacté se retrouve soudain pris dans l'engrenage létal qui est entré en action. Soudain pris pour cible, sans comprendre les enjeux, ni les forces qu'ils affrontent, ils doivent fuir. D'autant que les tueurs qui les pourchassent n'ont pas réussi à reprendre la deuxième partie du graphic novel, subtilisé par un adolescent fréquentant lui-aussi le forum. Ces individus inquiétants, ne reculant devant aucune extrêmité et évoluant en toute impunité, recherchent également une autre personne, une mystérieuse Jessica Hyde.
Le pilote d'Utopia est d'une efficacité redoutable, proposant dès sa scène d'ouverture une atmosphère bien à part. Une chose est certaine : l'épisode marque et laisse tout sauf indifférent. Il projette, sans la moindre introduction, le téléspectateur dans la toile mortelle d'un thriller conspirationniste et paranoïaque, au sein duquel aucun repère n'est donné. Posant les bases d'une chasse à l'homme impitoyable, il laisse le public dans l'expectative. Plusieurs destinées nous sont relatées - l'adolescent volant le graphic novel, l'assistant parlementaire provoquant l'achat du vaccin et la chute de son ministère, et le trio bientôt en fuite -, permettant d'introduire quelques pistes, mais restent en suspens les liens et l'ampleur enjeux réels qui se cachent derrière. Les questions se bousculent, certaines inquiétantes, d'autres récurrenteset mystérieuses ("where is Jessica Hyde ?") : elles atteignent sans difficulté leur but premier, c'est-à-dire aiguiser la curiosité tout en diffusant une tension sourde et prenante tout au long de l'épisode. Avec son duo de tueurs glaçants au possible et la promesse d'un mystère complexe, Utopia dispose donc de toutes les cartes en main pour installer un solide thriller. Pour autant, si elle marque tant, c'est que ce pilote est un peu plus que cela : il constitue un véritable exercice de style.
En effet, Utopia bénéficie d'une ambiance extrêmement travaillée. Rien n'est laissé au hasard pour construire l'atmosphère vraiment particulière qui est celle de la série. Tout d'abord, en dépit de la tension qui y règne, l'épisode manie un humour noir assez savoureux, notamment lors de dialogues où les flottements et les chutes ne manquent pas de répliques décalées. De plus, il s'épanouit dans un registre cartoonesque, avec une faculté hors norme à prendre son temps lors des scènes les plus dures et à proposer une violence très graphique. Quasi hypnotique, la série suscite une confuse fascination-répulsion : allant très loin dans la mise en scène de la violence, avec certains passages -notamment un à la fin du pilote- clairement insoutenables pour moi, elle joue sur un certain voyeurisme qui suscite le malaise du téléspectateur. Pour autant, sa surenchère n'est pas gratuite, et tout s'emboîte avec un vrai sens du détail. Interrogé sur ces excès, Dennis Kelly a expliqué lors d'une projection que, pour lui : "The only violence I find personally offensive is violence that doesn’t shock you". Choquer, provoquer : l'objectif est donc clair et revendiqué. Avec son ambiance clairement à part, Utopia a le mérite de trancher dans le paysage audiovisuel. Elle marche cependant sur une fine ligne : si elle veut tenir six épisodes, il va lui falloir une intrigue solide. Son atmosphère, avec sa débauche de violence, ne doit absolument pas être une finalité. Elle ne doit pas tourner à vide : car le choc du premier épisode ne paralyserait alors pas longtemps l'esprit critique du téléspectateur.
Le soin extrême apporté à l'ambiance de la série se retrouve sur un plan formel : Utopia est une série superbe visuellement. Elle bénéficie d'une réalisation cinématographique, avec un format à rapprocher d'autres séries de Channel 4 comme Secret State ou Top Boy. Sa photographie, extrêmement travaillée au niveau des teintes et des couleurs un peu saturées, se justifie d'autant plus par le contexte de l'histoire : c'est la quête d'un graphic novel qui suscite toutes les convoitises et provoque un certain nombre des évènements du pilote. L'ouverture marquante dans un magasin de bandes-dessinées, et la dimension supposée prophétique de The Utopia Experiments, renforce l'impression que la série sort directement des planches à dessin du manuscrit recherché.
Enfin Utopia peut s'appuyer sur un casting convaincant. Pour incarner les forumeurs contraints rapidement de fuir les tueurs, on retrouve Alexandra Roach (Hunderby), Nathan Stewart-Jarrett (Misfits), Adeel Akhtar et Oliver Woollford. Les trois premiers sont rejoints à la fin du pilote par Fiona O'Shaughnessy, dont le personnage commençait à devenir mythique avant même d'être apparu à l'écran. Les deux tueurs qui sévissent dans ce premier épisode sont interprétés respectivement par Neil Maskell (The Jury) et Paul Ready. Paul Higgins (Line of Duty) joue quant à lui l'assistant ministériel contraint de servir les intérêts russes dans un enjeu médical et financier d'importance. Et Stephen Rea (Father & Son, The Shadow Line) a juste l'occasion d'une brève apparition dans ce pilote, ce qui vous laisse entrevoir le potentiel présent dans ce casting.
Bilan : Le pilote d'Utopia marque et remplit parfaitement sa fonction introductive : aiguiser la curiosité du téléspectateur et intriguer sur les enjeux derrière la chasse à l'homme et au manuscrit qui se déroule sous nos yeux. Il représente un exercice de style clairement ambitieux visuellement, à l'ambiance travaillée avec un vrai sens du détail. La volonté de choquer par la violence y est revendiquée, la fiction intégrant ces scènes pour construire l'atmosphère de la série. Ce premier épisode trouve aussi le juste équilibre entre une sourde tension et des passages plus d'humour noir.
La principale difficulté à surmonter pour Utopia est désormais de tenir la distance : à elle de parvenir à être consistante et solide sur le fond dans son registre de thriller conspirationniste, pour ne pas se réduire à une simple fiction expérimentale provocatrice et "tape à l'oeil". Si elle réussit à maintenir le cap, on peut tenir là une série à part qui méritera le détour. A condition d'avoir l'estomac bien accroché.
NOTE : 8/10
La bande-annonce de la série :