En octobre dernier, l’American International Group (AIG) est devenu le « sponsor mondial majeur de la fédération néo-zélandaise de rugby à XV et l’assureur officiel des All Blacks », avec un contrat d’une durée de cinq ans et demi portant sur les équipes masculines et féminines à XV, à VII, les Maoris et les moins de 20 ans. Même si les chiffres n’ont pas été officiellement divulgués, le montant estimé est d’environ 20M$ par an, soit un montant sensiblement similaire à celui que verse actuellement Adidas le partenaire principal officiel au moins jusqu’en 2019 (ce qui fera 20 ans, de 1999 à 2019 et donc six éditions de la Coupe du Monde). Ce n’est pas entièrement une nouveauté pour le maillot à la fougère argentée. Dans les années 90, le logo du brasseur néo-zélandais Steinlager, partenaire depuis 1986, trônait effectivement à côté de celui de l’équipementier d’alors, Canterbury. Nouveau siècle, nouveau sponsor. Adidas allait offrir un pont d’or pour que les trois bandes supplantent les trois kiwis, et s’offrir ainsi une vitrine de luxe dans le monde du sponsoring sportif. Depuis que la marque allemande était devenu le partenaire principal, le maillot black n’affichait cependant aucun autre sponsor. Les Allemands avaient là un privilège exclusif.
Le logo de l'Assureur Américain AIG sur les maillots de toutes les sélections Néo Zélandaises - Crédits: Phil Walter / Getty Images AsiaPac
Si la virginité de la tunique des All Blacks a donc été déjà compromise par le passé, il faut toutefois constater qu’au départ cela restait entre locaux. Les deux anciens partenaires maillot sont des entreprises nationales emblématiques, fortement implantées localement. A l’époque, Steinlager avait même tout d’une success story, avec pour ambition de concurrencer les géants de la bière (comme une certaine marque allemande, par exemple), suite à un défi lancé en 1957 par le premier ministre néo-zélandais. Steinlager est demeuré partenaire de la fédération (voir plus bas), mais c’est une assurance américaine qui peut aujourd’hui faire sa publicité sur le maillot de l’équipe nationale à côté d’un équipementier allemand. Il est inutile de rappeler tout ce que représente ce maillot pour les Néo-zélandais, et plus généralement dans le monde de l’ovalie. L’excellence, la tradition, la gloire, la fierté de tout un peuple. Bref, incontestablement, il est porteur d’une réelle valeur symbolique. La présence désormais de deux marques étrangères à côté de la fougère argentée n’allait pas passer inaperçu et laisser de marbre les fans au pays du long nuage blanc. La fierté en prend un coup quand la fédération semble donner l’impression de vendre les bijoux de famille. Quelques voix se sont élevées dans le pays pour protester contre cette manœuvre de la fédération . Pendant ce temps, les dirigeants se sont évidemment congratulés de cet afflux d’argent frais dans les caisses. Le demi-dieu Richie McCaw a participé au lancement de ce nouveau maillot. Mais les joueurs ont insisté pour réduire au minimum la taille du logo, pour le rendre le plus discret possible. Rappelons quand même que les joueurs sont directement payés par la fédération. Est-ce à ce prix que les stars comme le capitaine Richie McCaw, en congé sabbatique avec les Crusaders, ou l’ouvreur Dan Carter peuvent ainsi rester au pays sans monnayer leur talent en Europe ? Sans accuser le capitaine néo-zélandais de passer un pacte faustien et les joueurs d’avoir vendu leurs âmes, car il est logique qu’ils soient rétribués à leur juste valeur pour leur professionnalisme irréprochable sur le terrain, les intérêts des protagonistes sont liés dans cette affaire.
Le brasseur Steinlager affiché sur le maillot des All Blacks de Sean Fitzpatrick.
Pour cela, il convient de présenter la compagnie d’assurance AIG et il faut rentrer dans quelques considérations économiques, que je vais tâcher de résumer le plus simplement possible. AIG fut la première compagnie d’assurance mondiale selon le chiffre d’affaires, avant de subir un gros coup dur durant la crise financière. Elle fit face à une crise de liquidités suite à la dégradation de sa note de crédit. Pour sauver la compagnie de la faillite, avec les dommages collatéraux et le risque systémique potentiels, le Gouvernement Américain décida via la Réserve fédérale d’accorder des facilités de crédit pour un montant s’élevant au final à quelques 182 milliards de dollars en échange d’une participation au capital de 79.9% (et autres prérogatives). Cet apport a permis notamment de rembourser les institutions financières partenaires victimes de la situation (citons la Société Générale, la Deutsche Bank, Goldman Sachs, Merrill Lynch ou le Crédit Agricole). Depuis, la compagnie liquide des actifs, certaines filiales, pour rembourser le prêt accordé et se remettre d’aplomb. J’espère que cela permet de mieux comprendre le contexte de cette opération de communication que lance AIG pour redorer son blason. Il s’agit d’un gros pari marketing pour une entreprise en perte de vitesse, à la crédibilité sérieusement écornée. Quelques informations cocasses à mettre en parallèle. Depuis 2006, Steinlager a sponsorisé certaines équipes ou certains évènements rugbystiques aux États-Unis, comme les Steinlager USA Sevens, les étapes 2007 et 2008 de l’IRB Sevens World Series (qui sont devenues les HSBC Sevens World Series en 2010-2011). Quant au maillot de l’équipe nationale américaine de rugby, que voyez-vous? Oui, ce sont les fameux trois kiwis made in Canterbury. Alors certes, il y a eu les Steinlager Awards pour récompenser les meilleurs joueurs et arbitre néo-zélandais de l’année. Certes, il y a eu les Steinlager Series, les trois matchs remportés par les All Blacks contre l’Irlande au printemps. Mais si l’on considère que le maillot de l’équipe nationale est le graal de l’annonceur, la marque néo-zélandaise a été battue sur son terrain.
Le logo de Steinlager déjà présent sur les maillots d'entraînement comme celui de Richie McCaw
Forcément, un constat fataliste peut être dressé de la situation. Le rugby est devenu un sport professionnel, avec tout ce que cela implique. Il faut boucler les budgets, et tout le monde sait que celui de la fédération néo-zélandaise affiche un déficit récurrent. Malgré un résultat légèrement meilleur aux prévisions pour la Coupe du Monde 2011, ils sont bien en deçà de ceux enregistrés lors de l’édition 2007 en France, et encore bien en deçà des prévisions déjà faites par la fédération anglaise pour la prochaine Coupe du Monde. Logique. Il est évident que la Nouvelle-Zélande ne peut pas concurrencer les grandes nations du Nord sur un plan économique et structurel, ne serait-ce que pour des raisons démographiques et géographiques (4,3-4,4 millions d’habitants sur une île au bout du monde). Sans parler d’un évènement ponctuel comme la Coupe du Monde, mais sur ce qui constitue le quotidien c’est-à-dire les compétitions locales (le Super Rugby, l’ITM Cup et le Heartland Championship principalement), il est impossible d’enregistrer les mêmes chiffres qu’un championnat comme celui en France qui a fait venir 3,5 millions de spectateurs en Top 14 et Pro D2 sur la saison 2011-2012.
Certes, la Nouvelle-Zélande et ses habitants peuvent se targuer de nombreux atouts. Le pays vient d’être classé le plus libre au monde selon le Fraser Institute (comprendre notamment qu’on peut y faire du business) . C’est peut-être la raison pour laquelle le fantasque Kim Dotcom s’est installé là-bas, lui qui vient de relancer MEGA(upload). Difficile également de passer à côté de la nouvelle trilogie de Peter Jackson, Le Hobbit, avec le premier film actuellement dans toutes les salles. C’est aussi l’occasion d’admirer une nouvelle fois les paysages locaux qui en font une destination touristique de choix. Si le climat politique, social et économique reste donc plutôt bon, il est toutefois impossible pour la fédération néo-zélandaise de lutter à armes égales avec ses homologues sans monnayer son image de marque. Cela peut être fait plutôt habilement, comme le partenariat avec Air New Zealand en témoigne . Dans un pays où le patriotisme reste fort, cela peut aussi être à double tranchant. Rappelons que la fédération doit déjà composer avec une certaine désaffection des Néo-zélandais pour leurs franchises de Super Rugby, en témoignent des stades à moitié vide. Le nouveau format du Super Rugby avec son système de conférence nationales soupçonné à tort ou à raison d’être au détriment de l’équité sportive – et des provinces néo-zélandaises – n’y est sans doute pas pour rien. La structure générale des compétitions locales est également mise en cause, avec l’idée que trop de rugby tue le rugby. L’importance de ce sport sur le plan national ne garantit pas nécessairement que les supporters sont prêt à mettre le main au porte-monnaie s’ils ne sentent pas plus que ça passionnés par leurs franchises en course dans cette compétition.
Les All Blacks ont déjà porté leur nouveau maillot comme sur cette photo face à l'Angleterre
Petite phrase à méditer, que j’ai piqué sur un blog d’un rugbyman et fan néo-zélandais : « A bit like advertising becomes wallpaper if you see the same advert too often, so is Super Rugby becoming wallpaper-like. How sad is that? ». Constat qui suit un témoignage intéressant qui vient appuyer le phénomène dont je parle dans le paragraphe précédent. Ainsi, de la même manière que Conrad Smith a conseillé de ne pas trop tirer sur la corde physiquement pour que la fédération empoche quelques dollars de plus, je pense qu’il faudrait conseiller aux dirigeants et aux sponsors de ne pas trop tirer ni sur la corde sensible ni sur le cordon de la bourse des fans s’ils ne veulent pas perdre le Kiwi aux œufs d’or .