Dans ce livre, l’auteure opère par canalisations, réseaux, ramifications en
veines, veinules que la mise en pages et la typographie mettent en évidence.
Ainsi le choc n’est-il plus frontal et le torrent primaire bien forcé de se
distribuer dans un corps de texte complexe certes, mais unifié dès l’incipit.
Fragmenter l’eau, en quelque sorte, pour parvenir à la faire passer encre.
Ainsi, la première page explicite le titre et indique un réseau d’équivalences
qui balisent le livre : « M. » = « à » =
« El » = « d’où » = « toi ». « Aujourd’hui,
un an après la mort de celui qui incarna pour moi la force et la faiblesse
d’amour, j’ai d’où, c’est lui. Mais toujours l’écriture s’adresse et c’est à. À,
c’est El, mort parmi tous les morts. Ce n’importe quel mort fut mon vivant.
J’ai dit toi. À, c’est toujours toi. » (p.11)
Ce qui est très clair, et on rejoint ici un lyrisme intelligent, c’est que l’on
ne peut écrire qu’à partir de soi,
sitôt que l’émotion envahit vraiment. Mais Caroline Sagot Duvauroux ne perd
jamais le contrôle nécessaire, la distance qui naît de la conscience de
l’insignifiance de soi. L’erreur est égale à se croire présent donc important
voire essentiel au monde, ou à se considérer comme absent, dans un pur monde de
mots pour personne. « On pourrait dire blanche et françois, frédéric ou
gaspard. Ou caroline et michel. Ecrire n’aura servi qu’à signaler la suite par
d’où. Ce furent ces noms-là et pas d’autres. Ces n’importe quels noms-là, ce
furent. Si je ne les dis pas comment dirai-je qu’ils furent n’importe quels,
ces deux noms-là. » (p.127)
Tout le livre tient sur un centre innommable, une disparition, et des
gravitations, des orbites de souvenirs, d’expériences présentes. Ainsi pour les
lieux, par exemple : on passe de Tanger à Naples, du Buffre à Jaipur, à
Crest… « Jaipur à la fin des moussons, Tanger sous le chergui, sur le
bateau la nuit souffle, on a quitté la baie de Naples, nos visages s’aiguisent,
déjà nous attire la petite vierge d’Antonello de Messine, nous fuyons vers
Palerme. Que fuyons-nous si résolument ? » (p.151)
Il en va de même pour la navigation dans le réseau de doubles que se choisit
l’auteure, notamment Nadal, Barcelo, Tomas, Nadj… C’est une autre façon
d’opérer un détour pour revenir au centre : comment écrire, créer ? « Nadal c’est la phrase en train de
s’accomplir et qui le temps d’accomplir oublie son impuissance. Barcelo c’est
l’homme perdu sur quoi s’inscrit le monde. Le perdu d’homme où se fomente le
chant. El Buffre c’est tout ça dansé par Nadj un jour de juillet. »
(p.144) Un art poétique se révèle via les doubles et rejoint l’énergie
tellurique et crevassée du causse. La longue évocation de la gestuelle de Nadal
est assez étonnante : le tennisman devient torero, artiste par le mélange
très savant et instinctif à la fois de puissance et de contrôle, d’enfance et
de maturité, de muscle et d’intelligence, de violence et de précision… On
comprend bien l’admiration de l’auteure ; elle naît d’une parenté
profonde, à ce niveau, entre raquette et stylo. D’où vient l’énergie est une autre
question, mais dans le geste pur qui la canalise et quelque part la dompte, il
y a bien une proximité évidente entre ce tennis et cette poésie.
L’accent mis sur le mouvement, le contrôle/non-contrôle de la puissance, le
goût du divers, de l’irrégularité maîtrisée, de l’intuition et de l’écart…tout
cela rapprocherait sans doute Caroline Sagot Duvauroux d’une esthétique
baroque. Mais dans ce livre, il faudrait penser un baroque négatif, sombre,
sans dorures et sans faste, sans plainte non plus, mais pas sans souffrance.
[Antoine Emaz]
Caroline Sagot Duvauroux
Le livre d’El d’où
Editeur José Corti
162 pages – 18€
On peut lire également sur le site
cette note
d’Anne Malaprade