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La « nouvelle droite » québécoise et le libertarianisme

Publié le 21 janvier 2013 par Copeau @Contrepoints

Les attaques répétées de Mathieu Bock-Côté, sociologue nationaliste-conservateur, contre le mouvement libertarien ne tiennent pas la route.

Par Christian Robitaille, depuis ontréal, Québec.
La « nouvelle droite » québécoise et le libertarianisme

Commentateur politique articulé, sociologue et chargé de cours à l’UQÀM, Mathieu Bock-Côté dispose de tout le prestige institutionnel nécessaire afin d’exposer de façon crédible ses diverses théories par le biais de multiples tribunes dans les grands médias du Québec. D’une part, le souverainiste conservateur est surtout reconnu pour avoir vertement critiqué l’alliance rigide qui existe entre les véhicules politiques prônant l’indépendance du Québec et l’idéologie social-démocrate, ce qui aurait en partie causé le déclin de la ferveur indépendantiste au Québec. D’autre part, il lui arrive parfois de critiquer ce qu’il appelle la « nouvelle droite » québécoise. Je suis d’avis qu’il le fait de façon malhonnête ou, du moins, de façon malhabile. Ce ne serait sans doute pas si grave si Bock-Côté ne faisait pas l’amalgame douteux entre la « nouvelle droite » et le libertarianisme, une idéologie politique bien construite qui se distingue complètement de la « nouvelle droite » décrite par le sociologue. L’objectif de ce texte est de rectifier certaines erreurs majeures de Bock-Côté en ce qui concerne cet amalgame en particulier. Avec un peu de chance, certains de ses lecteurs pourront mieux saisir l’idéologie libertarienne et, ainsi, comprendre à quel point la confusion entre celle-ci et la « nouvelle droite » québécoise est inappropriée.

Qu’est-ce que la « nouvelle droite » ?

En voulant définir ce qu’il entend par « nouvelle droite », Bock-Côté spécifie :

Je ne parle pas de cette "droite" ordinaire (certains de ses membres sont souverainistes, d’autres fédéralistes) à laquelle on m’associe souvent, d’ailleurs, à tort ou à raison. […] Je vous parle plutôt de la nouvelle droite qui s’est constituée politiquement depuis quelques années dans la mouvance libertarienne et qui croit exercer un monopole philosophique sur la liberté individuelle.

(Source : La droite a peur).

Il n’y a donc aucune ambigüité : lorsqu’il nous parle de la « nouvelle droite », Bock-Côté réfère au mouvement libertarien. Ceci étant établi, nous pouvons maintenant nous attarder sur les critiques qu’il en fait.

Indépendance du Québec et libertarianisme

Il est indéniable que certains partisans connus de la « nouvelle droite » dans les médias québécois prônent un changement de paradigme idéologique au Québec. À la place du débat constitutionnel ayant caractérisé le débat public depuis maintenant quelques décennies, certaines personnalités publiques comme Joanne Marcotte ou Éric Duhaime souhaitent explicitement l’émergence d’un débat « gauche-droite » tout en voulant mettre de côté la question de l’indépendance du Québec. Toutefois, la position libertarienne est beaucoup plus complexe que cette simplification outrancière que Bock-Côté essaie de lui coller ici :

La droite libertarienne s’est pendant un temps concentrée sur la critique socio-économique du modèle québécois, accusé d’entraver la prospérité. Sa condamnation du modèle québécois déborde désormais sur un autre aspect de l’héritage « étatiste » de la Révolution tranquille : les lois linguistiques. Ce rejet s’accompagne d’une disqualification plus généralisée de la question nationale.

(Source : Affaire Maxime Bernier – La nouvelle droite et l’identité québécoise).

Ou encore ici:

En fait, la nouvelle droite québécoise a le patriotisme conditionnel. Souvent, on entend ses militants dirent qu’ils soutiendraient l’indépendance à condition qu’elle accouche d’une société désétatisée conforme aux principes du libéralisme qu’elle promeut, ce qui ne la distingue pas vraiment d’une certaine gauche qui a toujours conditionné son appui à l’indépendance à son accouplement idéologique avec un projet de société progressiste.

(Source : Ma critique de la nouvelle droite québécoise : beaucoup trop longue et à la fois beaucoup trop courte réponse à Joanne Marcotte).

En fait, rien n’est plus faux. Les libertariens ne rejettent pas la « question nationale », ou, de manière plus générale, le droit à la sécession. Au contraire, ils sont plus cohérents que les souverainistes nationalistes en ce qui concerne la défense logique de l’indépendance d’un territoire quelconque. Généralement, l’idéologie libertarienne s’inspire du principe de sécession tel qu’exposé par Ludwig von Mises et Murray N. Rothbard. Comme l’indique Mises, nul ne devrait être dans l’obligation de demeurer membre d’une organisation politique dans laquelle il ne désire pas être (cf. pp. 60-66). Rothbard explique, quant à lui, la logique de ce principe de par le fait que le territoire est divisé arbitrairement (cf. p. 1283). En effet, en vertu de quoi les autorités gouvernementales canadiennes auraient-ils le pouvoir de gérer la vie des habitants du territoire québécois ? Quelle entité mystique détermine sous quelle contrainte territoriale l’identité de chaque nation doit se construire ? Une telle entité n’existe pas. Dès lors, si les québécois désirent se séparer du Canada, que ce soit pour des raisons culturelles ou pour n’importe quelle autre raison, il devrait leur être possible de le faire.

C’est ici que libertariens et souverainistes peuvent s’entendre malgré leurs idéologies respectives (qui ne sont pas nécessairement mutuellement incompatibles). Cependant, c’est au sujet de l’ensemble d’application du principe de sécession que les libertariens et la branche nationaliste du mouvement souverainiste ont deux visions irréconciliables. En effet, les souverainistes nationalistes aspirent à l’indépendance du Québec avec le but ultime de fonder leur propre système répressif, imposant à leur tour des lois liberticides sur de nouvelles minorités. Les libertariens, quant à eux, ont généralement tendance à accepter que, si les Québécois ont le droit d’accéder à l’indépendance, alors n’importe quel sous-territoire inclus dans le Québec a également le droit d’accéder à l’indépendance. Et finalement – en considérant l’aboutissement logique ultime de ce raisonnement – un individu a tout autant le droit de soustraire sa propriété à l’autorité gouvernementale qui domine le territoire sur lequel il se trouve. Ainsi, en vertu du constat de la délimitation arbitraire du territoire, les libertariens sont encore plus cohérents que les souverainistes nationalistes dans leur défense du droit de sécession.

En bref, les accusations de Bock-Côté sont au mieux le résultat d’une sorte d’herméneutique déficiente en ce qui concerne plus particulièrement l’analyse des grands auteurs libertariens, au pire d’une malhonnêteté intellectuelle indigne d’un commentateur politique. Si, en effet, certains représentants de la droite québécoise tiennent un discours qui tente de disqualifier la question de l’indépendance du Québec dans le débat public, il importe d’apporter la nuance suivante : cette prise de position n’est pas cohérente avec la philosophie libertarienne. Bock-Côté ne s’attaque non pas au libertarianisme, mais à l’interprétation erronée qu’il s’en fait et aux idées d’individus qui n’en sont pas les représentants.

Culture et libertarianisme

Bock-Côté y va de l’affirmation suivante :

[L]’idéologie libertarienne dans son expression la plus populaire semble actuellement s’enraciner chez nous dans une pathologie singulière : le mépris de soi qui a longtemps représenté le côté sombre de la culture canadienne-française. Cette pathologie se réactive aujourd’hui à travers un désir d’américanisation, notamment repérable dans les radios de Québec, où la culture québécoise est généralement assimilée à la médiocrité. C’est ce que j’ai appelé ailleurs « l’émancipation par l’anglais ». On rêve de parler l’anglais « sans accent » (bien qu’on ne sache jamais où est parlé dans le monde cet anglais sans accent !) pour mieux masquer une origine québécoise ressentie comme honteuse et se dissoudre dans une culture que l’on croit supérieure. On rêve surtout d’une dissolution du particularisme historique québécois dans l’environnement nord-américain. Au mieux, on relativise la différence québécoise — au pire, on la dénigre. Dans aucun des deux cas on n’entend l’assumer et lui reconnaître une portée fondatrice.

(Source : Mathieu Bock-Côté, Fin de cycle, pp. 17-18, ou encore, Affaire Maxime Bernier – La nouvelle droite et l’identité québécoise)

Ici, il est nécessaire de se poser la question suivante : que veut-il dire au juste par « mépris de soi » ? Sans cette précision, nous voilà dans l’obligation d’étudier diverses hypothèses. Le mépris de soi, au sens strict du terme, implique une honte de son identité au point de la renier ou de la cacher. Sur le plan individuel, la critique de Bock-Côté ne fait aucun sens. En effet, les libertariens sont les seuls qui défendent par-dessus tout le droit pour les êtres humains d’assumer leurs identités individuelles respectives et d’agir en fonction des valeurs et des caractéristiques qui leur sont propres. Mais Bock-Côté traite probablement du cas plus obscure concernant le mépris du « soi collectif » – i.e. l’identité de la nation québécoise. Cette entité mystique ne peut ni être clairement définie, ni être considérée objectivement comme étant supérieure aux diverses identités individuelles au sein d’une société quelconque. Effectivement, comment déterminer quelles caractéristiques ou valeurs constituent l’identité collective ? Il y a trois choix qui s’offrent à nous. Soit nous nous soumettons aux diktats d’un individu (ou d’un groupe) « éclairé » qui sait exactement comment modeler notre identité collective pour le bien commun, soit nous nous soumettons aux diktats de la majorité historique par le biais d’une démocratie directe ou représentative, soit chaque individu adhère (ou non) à une entité collective qu’il approuve et, ainsi, l’agrégat se construit autour d’une identité collective purement volontaire. Dans les deux premiers cas, tout relève de l’arbitraire et de la violence. Comment déterminer, en effet, quels individus sont assez « éclairés » afin de contrôler la destinée de « leur » peuple par le biais de lois qui imposent une identité collective universelle à tous les citoyens d’un territoire quelconque ? Comment savoir si les caractéristiques de la majorité historique sont vraiment représentatives d’une identité collective relativement homogène ou n’est pas plutôt l’expression d’une tendance éclectique et arbitraire ? Comment déterminer quel territoire doit être considéré comme entité géographique de référence pour imposer les valeurs ou les caractéristiques de la majorité historique ? On voit bien que ces deux premiers cas laissent beaucoup trop de place pour l’arbitraire et entraînent nécessairement la violence dans leur application pratique. Si l’on veut demeurer intellectuellement rigoureux (et pacifique), il ne nous reste que le dernier cas : une identité collective qui résulte d’une interaction volontaire entre individus libres. Mais si Bock-Côté acceptait réellement que l’on définisse l’identité collective de cette façon (ce dont on peut douter), alors il serait absurde de sa part d’accuser les libertariens de s’enraciner dans le mépris de soi puisque, bien au contraire, ils sont favorables à toute association volontaire, quelle qu’elle soit ! L’identité collective serait ainsi légitime et tout à fait cohérente avec la liberté individuelle et le principe de non-agression.

En ce qui concerne le supposé « désir d’américanisation », Bock-Côté y va d’une accusation étonnante. Il y a certainement la présence d’une culture libérale (au sens classique du terme) intéressante à certains endroits aux États-Unis ou en ce qui concerne certains enjeux précis (par exemple, la légalisation de la marijuana dans certains États, ou encore le port d’armes à feu autorisé), mais on est encore très loin, et on s’éloigne chaque jour de plus en plus d’un idéal libertarien. On ne peut sérieusement critiquer l’idéologie libertarienne sans savoir qu’elle est incompatible avec l’impérialisme, la détention sans inculpation, les guerres « préventives » et le sauvetage d’entreprises ou de banques avec de l’argent confisqué !

Enfin, les implications de Bock-Côté concernant la supposée honte de la culture québécoise ou concernant les supposés désirs de parler anglais sans accent sont tout simplement fausses. D’après la philosophie libertarienne, chacun est libre d’être porteur ou non d’un bagage culturel quelconque. Bock-Côté peut bien être en désaccord avec les individus qui ont honte de la culture québécoise. Cependant, le rapprochement qu’il tente entre ces individus qu’il identifie à la droite québécoise et le libertarianisme en tant que philosophie politique est inapproprié.

Conclusion

Les attaques répétées de Bock-Côté contre le mouvement libertarien ne tiennent pas la route. Les multiples confusions, approximations et généralisations du sociologue contribuent néanmoins à entacher la réputation de ce courant philosophique légitime et important.

Sans vouloir spéculer sur les motivations intrinsèques de Bock-Côté par rapport à ses attaques injustifiées, on peut néanmoins observer dans certains de ses écrits sa détestation des solutions « trop logiques ». Par exemple :

En politique, il faut se méfier de ceux qui souhaitent des solutions trop logiques. Le grand homme d’État n’est pas celui qui dissout sa pensée dans une logique sans nuance, mais qui parvient à jouer ensemble plusieurs logiques distinctes pour mieux servir l’intérêt général. C’est ce qu’ont fait en leur temps De Gaulle, Churchill, Eisenhower, Kennedy et Adenauer.

(Source : La gauche et la droite m’exaspèrent ! Ou pourquoi résister au simplisme idéologique.)

Que veut-il dire par « solutions trop logiques »? Croit-il qu’il faille sciemment se contraindre à ne pas mettre en pratique toutes les implications logiques d’une théorie, aussi bonne soit-elle ? Ou alors qu’il faille mettre en application plusieurs logiques différentes à la fois ? Dans les deux cas, je crois qu’il s’agit d’une erreur. C’est par la logique et toutes ses implications que l’on peut espérer comprendre l’action humaine et, ainsi, cerner quel système politique réussira le mieux à permettre aux êtres humains d’accomplir les différents objectifs qu’ils se fixent en fonction des valeurs subjectives et des caractéristiques particulières de chacun d’entre eux.

La mise en application d’un système politique basé sur des fondements éclectiques ne sert pas l’intérêt général, bien au contraire : en diluant ses bienfaits parmi ses méfaits, un système éclectique accentue la propension à faire disqualifier ses bons éléments par l’opinion publique. D’après moi, rien n’est plus néfaste pour l’intérêt général qu’un désaveu généralisé d’une bonne logique à cause des méfaits d’une autre logique appliquée simultanément.

Souhaitons finalement que Bock-Côté fasse preuve de plus de rigueur à l’avenir lorsqu’il critiquera ses adversaires politiques. Cette confusion entre les positions de certains tenants de la « nouvelle droite » et l’idéologie libertarienne manque de sérieux. S’il veut véritablement être considéré en tant qu’intellectuel et ne pas se faire coller l’étiquette de propagandiste, Bock-Côté se doit de corriger ses erreurs et de ne pas les répéter.


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