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Découvrez mon nouveau texte : « On y arrive toujours » …

Par Alyette15 @Alyette1

J’ai toujours eu l’air d’un veuf avec ce côté apprêté des modestes qui sortent en ville le dimanche. J’ai une vie banale, des chaussures cirées, un mouchoir blanc dans ma poche. Je porte souvent des chemises bleues, ça m’avantage. Ma vie est un éternel mois d’août à Paris, peu de gens la fréquentent. Et pourtant, cela ne me déplaît pas.

Chaque matin, je passe devant les jardins du Luxembourg. Ce sont mes jardins. Chaque matin, j’aperçois la même statue de femme triste d’érosion et au fil du temps je crois qu’elle me salue.

Chaque matin, je m’arrête dans un bistrot. C’est mon bistrot. A force de fréquenter l’endroit, j’en ai déduit qu’il m’appartenait. Les chaises de mon bistrot sont en rotin, un rotin usé par toutes les paires de fesses. Mes fesses étant de dimension acceptable, j’ai donc participé normalement à son usure. Sur le comptoir, il y a des verres, des ballons pour le vin alignés avec bon sens, celui de la symétrie. Sur certains verres, un dépôt calcaire apparaît de plus en plus. Je me plais à observer cet alignement pendant de longues minutes. Peu à peu ma vue se floute, et la réalité s’échappe sur une autre rive. Celle que je préfère éviter.

Chaque matin, la même humanité pressée se déplace pour prendre un café et parmi elle il y a Chloé. Chloé, la fille à laquelle je ne parle pas, la fille qui porte des robes en coton perlé trop courtes et amusantes. Elle a de l’aplomb et trouve toujours les bons mots, des bonjours qui font de la musique. De nature introvertie, mon bonjour n’est pas audible et les rares personnes auxquelles il parvient n’en font pas cas choisissant de le laisser choir. Une fausse note dans leur concerto du matin.

Chaque matin, j’invente ma rencontre avec Chloé, nos manteaux qui frileusement se convoitent puis enfin se rapprochent. Mais, l’hiver n’en faisant qu’à sa tête, Chloé s’en va avec son manteau sous le bras et laisse le vent froid soulever sa robe en coton perlé.  Et, je pars de mon côté.

Un matin, j’ai été à deux doigts de lui parler. Elle m’avait écrasé le pied en déplaçant son tabouret. Stoïquement, J’ai pris sur moi et aucun son n’est sorti. Pourtant, j’avais mal. C’est tout le temps comme ça avec les types de mon acabit, ils ont mal mais ça ne sort pas, ça reste à l’intérieur comme on dit. Donc, elle est partie dans sa robe en coton perlé et je ne l’ai même pas engueulée.

Tôt ou tard, je finirai bien par bafouiller quelques mots. Tiens, ça me fait penser à ma mère, celle qui me disait souvent « On y arrive toujours, il faut de la volonté dans la vie », celle qui me disait aussi « T’es pas bien futé ». Mais ça, je préfère l’oublier car si ça se trouve c’est vrai.

Je sors du café. Chloé prend la direction du RER. Je la vois courir d’une drôle de façon. D’au loin, elle évoque une poupée désarticulée dont on s’est trop servi. Comme d’habitude, je l’observe et ma foulée ne se joint pas à la sienne. Je reste là, dans une impasse à attendre demain. Demain et sa promesse. « On y arrive toujours ».

Chaque matin, après cette furtive rêverie bistrotière je retrouve mon travail. Toujours ce sens archaïque de la propriété. A mon travail j’ai aussi l’air d’un veuf démodé, placardisé derrière la machine à affranchir. J’arrive toujours un peu en retard. Dix minutes de retard. C’est un bon tempo, une façon habile de souligner ma désapprobation. J’ai longtemps espéré un licenciement mais il ne m’a pas été accordé. Ils préfèrent me voir mourir à petits feux. C’est la cruauté moderne. Pour les emmerder, je joue au train électrique, celui-là même qui habille mon bureau vide de dossiers à traiter. Et je pars. Avec Chloé. Avec Chloé dans sa robe en coton perlé.

Nous sommes en première classe. Nous sommes là, bien installés et nous lisons les faits divers, les crimes crapuleux dans la presse à disposition. Nous buvons du café.

Enfin, le train s’arrête. Toujours en bord de mer.

Nous sommes arrivés mon amour, je mets les mains dans les poches arrière de mon jean, je porte une marinière et une casquette américaine. J’ai l’air cool.

Nous sommes arrivés mon amour. « On y arrive toujours ».

Astrid MANFREDI, le 20/01/2013


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