Il habite au sommet d’une colline située à l’écart du village. Pour monter jusque chez lui, il me faut emprunter un sentier balisé, fait de quelques traces dans la
Chez lui, il a entassé quelques meubles dépareillés, ramassés au bord des chemins le jour de la cueillette des ordures, des meubles qu’il a rafistolés à sa manière : un lit, une vieille télé posée sur une commode, quelques armoires qu’il a fabriquées de ses mains, et puis deux chaises et une table branlante. Sous l’une des pattes, il a posé un morceau de carton plié et sur la table une pile de livres sur l’ornithologie et une immense carte du monde qu’il déplie à chacune de mes visites. Sur cette carte, il a tracé une route de sa ville natale jusqu’en terre d’Amérique et dessiné en pointillé, au feutre rouge, des remparts qui forment une enceinte autour de son secret : Sarajevo.
Quand je lui avoue que ce qu’évoque pour moi Sarajevo (ce sont des images diffusées à la télé il y a vingt ans) : une ville assiégée et des gens qui courent dans les rues pour échapper aux tirs des snipers.
Il me dit : « C’est triste de ne connaître une ville qu’à travers ses blessures de guerre. »
Et quand je lui raconte que le nom de sa ville natale me rappelle aussi les cours d’histoire au collège où à l’examen final, à la question :
« Quel fut l’événement déclencheur de la Première Guerre mondiale ? »
Il fallait répondre infailliblement :
« L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche le 28 juin 1914 par le nationaliste serbe Gavrilo Princip. »
Il me regarde, étonné. Et moi aussi, je m’étonne de constater que ma mémoire oublieuse ait retenu cet événement. Sans doute à cause de ces vieux films d’archives où le rythme saccadé et le flou des images n’arrivaient pas à masquer l’horreur des scènes de vengeance qui suivirent l’assassinat. Mais pourquoi se souvenir de telles images quand, un siècle plus tard, tant d’autres scènes d’horreur défilent chaque jour en boucle aux actualités ?
À cela, il réplique avec ironie qu’aux actualités il préfère les soirs d’orage et de tempête où le vent rage à en décrocher l’antenne sur le toit, ces soirs où il neige sur l’écran gris de sa télé.
« Ils pourraient trouver sous l’écorce, dans les graines ou dans les fruits gelés encore accrochés aux arbres de quoi subsister », dit-il.
Et pourtant, il s’entête à nourrir tous ces oiseaux d’hiver.
Et quand je lui demande pourquoi.
Il dit : « L’hiver n’est pas un beau pays pour les affamés, les esseulés, les âmes errantes… »