Trois anges déchus du paradis atterrissent brutalement, les ailes coupés, dans le sous-sol d’un immeuble parisien, et mobilisent leurs efforts pour doucement remonter le plus haut possible à la surface de la terre. Ils finissent sur le toit, en compagnie d’un homme et d’une femme, réunis grâce à eux. Lost (Replay) de Gérard Watkins au Théâtre de la Bastille : une fable loufoque et inégale, qui se mange comme un conte d’enfants.
Anne Alvaro, Gaël Baron et les pieds d’Antoine Mathieu © Alexandre Pupkins
Du champ symbolique du Paradis et de l’Enfer, de la Genèse et du Cantique des Cantiques, je ne suis pas sûre qu’il soit très utile de tout retenir. Les références sont sur scène : rouge et noir, les couleurs du Diable, dans le sous-sol de l’immeuble, où une chaudière crache de la fumée, habits imprimés serpent pour l’ange tentateur, roses pour la scène d’amour…, mais aussi dans le programme, où Gérard Watkins, le metteur en scène et auteur de Lost (Replay), dit s’être inspiré de la Genèse et de Milton pour écrire sa pièce. D’où les « Oh ! » et les « Ah ! » que j’ai lus ailleurs pour exprimer ô combien cette dernière n’est pas à la hauteur de ses modèles. Certes, mais enfin trouvez-moi quelqu’un qui dépasse la Bible, Dante et Milton, et je déposerai les armes. Ce genre de critique ne signifie pas grand chose, dans la mesure où n’importe quelle œuvre occidentale est plus ou moins traversée par ces modèles. Ici, ils sont revendiqués. Eh bien, oublions cela un moment, et regardons la pièce.
Une fable qui se mange comme un conte d’enfants : c’est-à-dire, comme un conte pour enfants, mais aussi : comme un conte écrit par des enfants. C’est ce regard-là, il me semble, qui importe ici. Le regard de celui qui a vu les gens ne pas se parler dans le métro, et a passé de longues minutes au téléphone à attendre qu’un homme, au Maroc ou en Inde, veuille bien répondre à ses questions concernant son téléphone/sa connexion internet/son forfait (biffer la mention inutile), alors qu’il aurait envie de lui demander, à cet homme : et chez vous, il fait beau ? À partir de là, Watkins, fait se rejouer encore et encore (Replay) des scènes d’incommunicabilité entre un homme et une femme : celui-ci (Fabien Orcier) surveille les employés d’une plate-forme de télécommunication en écoutant leurs conversations, celle-là (Nathalie Richard) appelle la même plate-forme, située en Inde, pour se rendre compte que c’est son voisin qui l’écoute. Ce n’est que grâce à l’intervention des anges déchus qu’ils parviendront à se parler.
Antoine Mathieu, Anne Alvaro et Gaël Baron, expulsés du paradis pour rébellion, s’adaptent en râlant à une semi-humanité : ils n’ont plus d’ailes mais sont toujours invisibles à volonté. Leur traitement laisse un goût d’inachevé, comme si l’incommunicabilité qui est au centre de l’histoire avait déteint sur la fable elle-même. Souvent, le langage est concis, poétique mais direct, les phrases courtes, et malgré cela, difficile d’entendre vraiment les monologues. Celui du serpent Gaël Baron, qui conclut la pièce, est ainsi noyé dans le dispositif scénographique, par ailleurs très réussi. On s’amuse de leurs échanges, mais comme la seule manière de regarder le spectacle sans être troublé par l’absurde qui y est maître, c’est de se laisser trimballer de phrase en phrase et d’image en image sans chercher à tout comprendre, il est difficile ensuite de raccrocher les wagons quand il se dit quelque chose (de profond ou pas, mais là n’est pas la question). Mieux vaut se laisser embarquer dans un certain émerveillement, rire aux blagues, rêver à cette version loufoque des Ailes du désir, et pour cela peut-être vaut-il mieux ne pas lire le programme d’abord, c’est-à-dire ne pas tenir compte des ambitions démesurées dont Gérard Watkins fait part. En effet, le spectacle ne ressemble pas à ce que son auteur en dit : il est beaucoup plus simple, étonné et kitsch. Et c’est très bien comme ça.
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