On a beau me dire qu'un film ne peut être comparé au roman dont il est adapté, je ne puis m'empêcher de commettre ce péché capital, surtout lorsqu'il s'agit d'un classique, a fortiori si ce livre a inspiré de nombreux réalisateurs. Je dirai peu de choses des précédentes versions cinématographiques des Hauts de Hurlevent (films et téléfilms) ne les ayant pas vus ou ne m'en souvenant pas pour les plus anciennes. Mais pour avoir visionné certaines scènes de ces adaptations britanniques télévisées sur le net, j'ai l'impression qu'elles sont très différentes et s'éloignent plus ou moins de la narration telle qu'Emilie Brontë l'a conçue.
Je me contenterai donc de parler de la dernière version des Hauts de Hurlevent, sortie récemment sur les écrans, non sans mettre cet opus en parallèle avec le livre, que j'ai relu en anglais à cette occasion et dont je ne me souvenais plus très bien. Il me semblait en effet qu'Andrea Arnold avait pris de (trop ?) grandes libertés avec l'original et je voulais en avoir le coeur net.
Commençons par le choix d'un acteur noir (de plusieurs acteurs en fait ), pour le rôle de Heathcliff, l'enfant gitan recueilli et élevé par un fermier du Yorkshire, qui deviendra le souffre douleur du fils de maison et concevra une haine dévastatrice envers ceux qui l'ont traité comme un domestique et envers leur descendance, et passera le reste de sa vie à essayer de se venger de ses tortionnaires et de ceux qui l'ont méprisé et humilié alors qu'il était jeune. Catherine, la fille de la maison, fut la seule à lui témoigner de l'affection et de l'amour, mais elle épousera le fils d'un riche voisin. Il ne pardonnera jamais ce qu'il estime être une trahison. Par dépit amoureux, il passera le reste de sa vie à essayer de la détourner de son mari et, n'y parvenant pas, de nuire également à la famille de l'époux.
Le choix d'un Africain n'est pas aussi anachronique que certains l'on dit. Quand on relit le texte, en effet, on s'aperçoit que l'enfant recueilli dans un port est jugé tellement "noir" par un personnage qu'il pourrait venir d'Amérique ou d'une colonie de l'empire britannique. Ce choix permet en tout cas à la réalisatrice de prendre radicalement le contre pied des lectures "romantiques" du texte par certaines versions "hollywoodiennes", qui font un peu trop l'impasse sur le thème du racisme et de la lutte des classes tels que certains critiques d'inspiration marxistes ont pu les voir dans le texte. Ce choix permet également à la réalisatrice de situer la problématique du livre dans notre époque en faisant du héros un immigré rejeté par la société blanche, un "damné de la terre" à la Frantz Fanon qui ne peut briser sas chaînes que par une violence aveugle qui le détruit autant qu'elle est dévastatrice pour l"entourage. En tout cas, la problématique d'affrontement entre classes sociales est bien présente dans le livre, que l'on peut lire comme une lutte sans merci entre les prolétaires (représentés par Heatcliff), les petits paysans propriétaires (Hinley, le fils de la maison des hauts de hurlevent, bourreau de Heathcliff qui prendra le pouvoir sur son ancien demi-frère en rachetant la propriété), et la petite aristocratie terrienne, dont le statut n'est pas acquis une bonne fois pour toutes dans la société en évolution du 19ème siècle. On voit en effet comment, par les alliances amoureuses et matrimoniales contractées nécessairement entre personnages de milieux différents en raison du monde clos du Yorshire limitant les rencontres entre pairs, les dominants sont menacés par les classes "inférieures" dans une sorte de consanguinité sociale et parentale. Seul Heathcliff, étranger à ce milieu jusque là immobile, apporte du sang neuf, et fait exploser le fragile équilibre qui a prévalu jusqu'alors. Lorsque s'achève le roman, les cousins se fréquenteront et concevront des amitiés pouvant conduire à l'amour et à la procréation, en accentuant certes le caractère incestueux des relations familiales, mais, pour le meilleur et pour le pire, en bousculant la hiérarchie sociale se trouvera inversée partiellement.
Si l'on fait cette lecture du livre, et, visiblement, c'est ainsi qu'Andrea Arnold l'a lu, la violence, voire la bestialité des relations humaines, le parti-pris naturaliste de la mise en scène, sont justifiés, même si on a parfois l'impression que le film en rajoute par rapport au texte et se rend coupable de facilité envers les goûts actuels. Afin de rendre palpable à un spectateur moderne la bestialité du roman telle qu'elle devait être ressentie par un lecteur du 19ème siècle, il fallait sans doute forcer le trait. Nous sommes devenus en effet tellement habitués à l'hémoglobine et aux déchaînement de violence gratuite, qu'une adaptation fidèle au texte pourrait induire l'impression qu'il s'agit de la bluette romantico-sentimentale qu'ont bien voulu y voir des générations de lectrices le réduisant à une histoire d'amour impossible entre deux amants que séparent deux familles jouissant d'un statut égal et se faisant la vendetta. Le tout se déroulant dans des demeures hantées par des fantômes et dans un paysage de landes exacerbant les passions. Certes le texte est considéré à juste titre comme un roman "gothique", c'est à dire appartenant à cette littérature écrite principalement par des femmes et dont raffolaient les jeunes filles de bonne famille anglaises du 19ème siècle en leur procurant des frissons délicieux, causés par des monstres (Frankenstein est le plus célèbre des personnages du roman gothique) s'attaquant souvent à des héroïnes sans défense, qui s'ennuyaient dans leur demeure austère où il ne se passait rien de bien excitant. Le roman d'Emilie Brontë, lui, déconstruit, tout en l'adoptant, ce schéma "classique" du roman gothique, caractérisé essentiellement par une dimension freudienne inconsciente de la part des auteurs, en y introduisant de manière plus ou moins explicite et assumée, des éléments sociaux et féministes qui ont contribué à son succès de l'époque et à le situer, dans la littérature anglaise, comme un anti "Orgueil et préjugés", le célèbre roman de Jane Austen.
Concernant la violence du livre, la bestialité des personnages d'Hinley et de Heathcliff suffirait à elle seule à justifier la version cinématographique d'Andrea Arnold. J'avais été choqué par ce que je considérais comme des scènes de cruauté gratuite envers les animaux. A la relecture cependant, j'ai constaté que la scène où Heathcliff, dans son délire de vengeance aveugle, pend par le cou un petit chien appartenant à la maison de son rival, existe bel et bien dans le texte.
On peut également s'étonner de certaines scènes du film recourant à un langage contemporain d'une vulgarité inouïe, dans ce qui est considéré comme un classique anglais. La littérature anglaise, ceci depuis Shakespeare et contrairement à la nôtre, si conservatrice dans ce domaine, a pourtant l'habitude de faire parler les personnages secondaires et même principaux dans les divers dialectes du pays, ceci en ne rechignant pas à la vulgarité et en transposant phonétiquement les accents locaux, ce qui reste une exception en français. Là encore, la réalisatrice n'a fait que transposer dans un anglais d'aujourd'hui, la vulgarité contenue dans les discours a-grammaticaux d'Hinley et de son fils Hareton, ainsi que du domestique, qui s'exprime, dans le livre, dans un patois du Yorkshire que même des locuteurs anglais étrangers à la région peuvent avoir du mal à comprendre :
Que ceux qui ont du mal à croire que les personnages d'un tel classique puisse s'exprimer dans une langue vulgaire et avec l'accent local, rendu "phonétiquement" par une orthographe non conventionnelle, que ces puristes de la forme littéraire en jugent par ce passage. C'est Joseph, le domestique bigot de la maison de Hurlevent qui parle :
'Ech! ech!' exclaimed Joseph. 'Weel done, Miss Cathy! weel done, Miss Cathy! Howsiver, t' maister sall just tum'le o'er them brooken pots; un' then we's hear summut; we's hear how it's to be. Gooid-for-naught madling! ye desarve pining fro' this to Churstmas, flinging t' precious gifts o'God under fooit i' yer flaysome rages! But I'm mista'en if ye shew yer sperrit lang. Will Hathecliff bide sich bonny ways, think ye? I nobbut wish he may catch ye i' that plisky. I nobbut wish he may.'
Pour que l'on se rende compte de l'écart par rapport à la norme orthographique, les mots écrits "phonétiquement" pour correspondre à la prononciation locale sont en vert et sont donnés ci-dessous tel qu'ils devraient être écrits normalement et prononcés par des gens cultivés :
weel =well ; maister = master ; brooken = broken ; gooid = good ; ye = you ; desarve = deserve ; fro' = from ; churstmas = christmas ; t' = the ; o' = of ; fooit = foot ; i' = in ; yer = your ; mista'en = mistaken ; ye = you ; shew = show ; sperrit = spirit ;
sich = such ; nobbut = no doubt
Et si l'on ne comprend toujours pas ce que dit le domestique à sa maîtresse, car les fautes de syntaxe sont également légion, sans parler de particularités lexicales régionales, voici une traduction possible du passage :
Ah ! ah ! s’écria Joseph. Ben fait, Miss Cathy ! ben fait, Miss Cathy ! Eh ben ! l’maître y va trébucher dans c’te vaisselle cassée ; et alors nous entendrons quéqu’chose ; nous verrons c’qui s’passera. Que stupide folie ! Vous mériteriez d’être en pénitence jusqu’à la Noël, pour j’ter ainsi à vos pieds les précieux dons de Dieu dans vos rages insensées ! Mais je m’trompions fort, on vous n’montrerez point c’te énergie-là longtemps. Pensez-vous que Heathcliff y va supporter ces jolies manières ? J’voudrions qu’y vous y prenne, à ce p’tit jeu-là. Oui, je l’voudrions.
Au total donc, les critiques faites au film de Andrea Arnold, dont il est question plus haut concernant les libertés prises avec la version écrites, ne me semblent pas justifiées.
A mon avis en revanche, les points traités ci-dessous posent problème :
- Le film de Arnold fait l'impasse sur la fin du roman, qui est loin d'être la moins intéressante, c'est à dire sur la vie après la mort de Catherine et de Heathcliff, sur ce que deviendront les descendants des deux amants maudits, sur les relations que leurs enfants sauront nouer entre eux ou pas en dépit de ce qui séparent socialement ou incestueusement d'un point de vue oedipien.
- Je veux bien croire que l'on ne puisse adapter un tel roman pour en faire un film de deux heures sans omettre certaines scènes, événements ou intrigues que l'on considère comme mineures.
Mais, a mon avis les séquences répétitives, parfois interminables de branches qui frappent un carreau ou de brins de bruyère en gros plan secoués par le vent de la lande sont-elles bien nécessaires ou justifiées par le livre ? Il en va de même, je pense, des nombreuses séquences en caméra subjective, filmées dans une quasi obscurité empêchant de voir ce qu'il se passe, comme si elles l'étaient par un cinéaste amateur. Ces effets de "style" fonctionnent comme des tics de tournage plutôt qu'ils ne produisent les effets apparemment recherchés par la réalisatrice tels que je les comprends en tout cas : Ces séquences sont-elles là pour donner un effet de cinéma réalité ? Sont-elles censées "rendre" par l'image seule le caractère tourmenté du lieu et des passions qui s'y déchaînent ? Leur répétition et leur longueur en tout cas, n'apportent rien de plus au "message" qu'elles semblent vouloir délivrer et on peut se demander si ce temps n'aurait pas mieux été utilisé à "coller" un peu plus au texte en oubliant totalement les derniers chapitres.
- Le parti pris "minimaliste" de la mise en scène, acclamé par certains critiques, finit par lasser, surtout lorsque des silences pesants, censés exprimer la difficulté à communiquer des êtres, tiennent lieu de dialogue. Or dans le livre, même les personnages les plus frustes -à part Hareton, le fils de Hinley peut-être et Heathcliff enfant - ne sont pas silencieux. Joseph, par exemple, bien que illettré, ne manque pas une occasion de gloser sur les écritures et la conduite que devraient adopter de bons chrétiens. Là encore, le "message" de la réalisatrice me semble être que dans certains milieux défavorisés, comme ceux qu'elle met en scène dans son film précédent, Fish tank, la violence physique tient lieu de communication. Si le procédé fonctionne pour dépeindre la working-class contemporaine, il ne me semble pas correspondre à la lettre et à l'esprit du roman, dont la critique s'accorde à dire (et ceci malgré l'introduction du dialecte et de vulgarités dans certains dialogues) que la langue d'Emilie Brontë est magnifique.
Au total donc, je recommmanderai à ceux qui connaissent bien le livre d'aller voir cet opus, qui peut leur faire découvrir ce qu'une lecture contemporaine de l'oeuvre peut apporter (ou non) de nouveau à la manière dont ils l'ont reçu.
En revanche, aller voir ce film sans connaître le livre ni d'autres versions filmées, risque de ne pas donner envie de lire le roman.
Ou bien, au contraire, certains, surpris par la violence et le "minimalisme" du film, liront ou reliront come moi le roman et découvriront en quoi le film est fidèle à (ou trahit) l'original. Et dans ce cas, le cinéma (et peut-être cet article...) auront joué un rôle positif.
On pourra également comparer cette version à d'autres adaptations filmées, en allant sur le net et en tapant le titre. Le livre a été adapté de nombreuses fois au cinéma et à la télé britannique surtout. Juliette Binoche tient le rôle principal dans l'une de ces versions. Il est possible de visionner des extraits de scènes seulement, pour se faire une idée de l'atmosphère différente obtenue par les différentes versions, ceci même si les vidéos sont en anglais non sous-titré.
Quelques liens pour voir des vidéos donnant une idée de l'atmosphère de différentes adaptations cinématogrpahiques du livre.
http://www.imdb.com/title/tt1181614/ (lancement du film de Andrea Arnold)
http://www.youtube.com/watch?v=VsXEnpNuDk0 (1ère partie d'une série télévisée réalisée par la BBC en 1998. A mon avis plus proche du livre que le film dont il est question dans l'article.)