La source des femmes de Radu Mihaileanu
Par Gangoueus
@lareus
Coup de cœurLa Source des femmesPar Emmanuel GOUJON« Faire revenir l’amour au village », c’est le défi que lance Leïla, un jour qu’exaspérée par la chaleur, la fatigue et la tristesse, elle décide de se lever contre les traditions ancestrales du village. Cette règle veut que ce soit les jeunes femmes qui aillent puiser l’eau à la fontaine située au sommet d’une pente abrupte serpentant le long de la montagne qui surplombe les petites maisons de pisé. Avec plusieurs dizaines de litres sur le dos, les femmes, quelle que soit leur condition, doivent faire le trajet plusieurs fois par jour pour répondre aux besoins domestiques de famille souvent nombreuses et multi-générationnelles. Une camarade de la jeune et jolie Leïla, au cours de la descente, tombe… Et en tombant ne perd pas seulement l’équilibre mais aussi et surtout le bébé qu’elle porte. Cette chute est le déclencheur qui scandalise l’héroïne de « La source des femmes », un long métrage de Radu Mihaileanu (136 minutes, sortis en mars 2011). Au hammam, là où les femmes se retrouvent entre elles, là où s’échangent les secrets d’alcôve, là où enfin les hommes ne peuvent jamais entrer, Leïla tente de mobiliser ses compagnes. Tâche ingrate qui laisse les femmes indifférentes ou effrayées. Il faut dire que Leïla (merveilleusement interprétée par Leïla Bekhti) est une étrangère. Non pas qu’elle vienne d’un pays lointain, qu’elle soit différente. Elle est juste d’un autre village, ramenée par un jeune instituteur amoureux qui a vu un peu plus de pays que ses concitoyens. L’une des femmes ne peut se passer des étreintes sensuelles de son époux, une autre a peur d’être battue et le sera, et la belle-mère de Leïla, plus inquiète des convenances que des nombreux fœtus perdus dans la montagne, convainc la majorité des femmes de ne pas donner suite au complot de Leïla : faire la grève du sexe. Seule une vieille, une peu sorcière et grande gueule, surnommée Vieux Fusil, soutient la jeune fille. L’actrice Biyouna est juste et formidable dans ce rôle de guérisseuse qui a tout vu et qui tient tête à son islamiste de fils lorsque celui-ci veut la voiler.Dans ce film, les hommes sont peints sous leur meilleur jour : lâches, fainéants, autoritaires, violents, incultes… Le seul à sauver ce tableau viril est le mari de Leïla, Sami, un jeune idéaliste, amoureux, et instituteur progressiste qui veut que toutes les filles aillent à l’école. Pendant toute l’histoire, il soutiendra son épouse, même lorsqu’il apprendra qu’elle lui a menti… par amour. Il l’initie aux hadiths et aux sourates afin qu’elle puisse mieux répondre au procès que lui impose l’imam. Il s’alliera avec un rival pour que la grève du sexe sorte du huis clos villageois et se répande dans le pays comme une trainée de poudre. Car bien sûr l’histoire des femmes de ce petit village du Maghreb, c’est l’histoire de toutes les femmes africaines, du nord au sud, de l’est à l’ouest. Il suffirait d’un petit chantier et de beaucoup moins de corruption pour que l’eau arrive directement sur la place du village où trônent toute la journée, affalés sur des chaises branlantes en sirotant du thé ou du café et jouant aux cartes, les hommes. Mais pères et maris s’interrogent : que feraient alors les femmes si elles n’avaient plus cette occupation ?source photo EuropacorpLa richesse du film, en dehors de l’émotion pudique qui tout du long accroche et parfois vous prend aux tripes, tient dans les petits romans que constituent les personnages secondaires et aux sujets tout à fait d’actualité qu’ils symbolisent. Dans ce petit peuple, il y a Loubna (jouée avec douceur par la jolie Hafsia Herzi), la petite belle-sœur de Leïla. Fascinée par les télénovelas mexicaines ou brésiliennes, elle rêve d’une autre vie faite de voyages, de connaissance et d’amour. Elle le répète à loisir : elle n’aura que deux enfants quand, au village, la plupart des femmes ont eu des dizaines de grossesses. Elle entretient une correspondance secrète avec un jeune homme d’un autre village qu’elle veut épouser et signe ses missives d’un romantique Esméralda. Il y a Rachida qui aime le sexe et ne s’en cache pas, mais finira par se joindre aux autres grévistes. Il y a Karim, l’ami d’enfance de Sami qui aurait voulu aussi faire des études. Mais un jour, les larmes aux yeux, il avoue à son ami que celui-ci était tellement écrasant avec ses excellents résultats qu’il en a toujours souffert et que son père a interrompu brutalement ses études, alors même qu’il voulait devenir écrivain. Et puis il y a l’acariâtre Fatima, archétype de la belle-mère gardienne des traditions qui veut que son fils répudie Leïla, qui avec son vieux mari, fait la grève du sexe sans le vouloir et depuis longtemps, qui enfin use de tous les ressort de son petit pouvoir, y compris s’allier avec des islamistes de passage, pour faire échouer le projet. Finalement on comprendra qu’elle a été mariée à 13 ans, de force et a eu Sami à 14, alors qu’elle aimait un jeune homme. Il y a enfin le vieil Hussein, que sa femme n’a semble-t-il jamais aimé, mais qui lui a de l’amour à revendre pour ses enfants comme pour sa belle-fille dont il admire le courage et la détermination. Lui qui a toujours comme des larmes plein les yeux.Radu Mihaileanu m’avait déjà ému avec « Va, vis et devient », et avec « Le concert ». Et l’on retrouve dans « La source des femmes », cette sensibilité et cet amour du prochain qui caractérisent les œuvres de ce réalisateur français d’origine roumaine. Une idée de génie dans ce film est d’avoir utilisé des chants et danses traditionnels pour ponctuer l’évolution de la colère des femmes qui s’exprime par des paroles à double sens. Une technique qui n’est pas sans rappeler les azmaris, ces musiciens éthiopiens qui jouent avec les mots pour exprimer les vérités qui ne sont pas toujours bonnes à dire. Pourtant les vérités sont là, énoncées par l’histoire de « La source des femmes » : on ne choisit pas toujours son mari, les jeunes filles doivent comme Leïla se faire recoudre quand elles ont eu le mauvais goût d’aimer avant le mariage, le rêve comme pour Loubna est dans la fuite. Comme dit Blaise Cendrars poète : « Quand on aime, il faut partir ».
Emmanuel Goujon, écrivain et journaliste