Le plaisir fut pour ma génération et dans le milieu où j’ai grandi une notion étrange et contradictoire : le plaisir engendrait la culpabilité ; il fallait lui substituer le bonheur, qu’on définissait plus éthéré, plus spirituel. Toujours sans doute ce combat de l’esprit contre la chair. Spinoza écrivait au XVIIe siècle : « Seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs. » J’adore les adverbes désuets comme « assurément » !
Bref, il a bien fallu tenter de concilier au fil des années le plaisir comme un moment de bonheur. S’accepter tels que nous sommes dans l’évolution, avec nos gènes, notre hérédité (et n’avons-nous pas gardé de toutes ces lentes mutations des traces ?) et, après l’état des lieux (en ce lieu et en ce moment), définir une manière de vivre en accord avec soi-même pour être en harmonie avec les autres. C’est un long travail de remise en question ! Car le plaisir, ainsi évoqué, était surtout le plaisir physique et bien peu de personnes tenaient le discours d’Anna de Noailles, une poétesse il est vrai : « Seul le plaisir physique contente l’âme pleinement » !
Parlons donc d’autres petits plaisirs de la vie quotidienne. Ils ont tous comme caractéristique de nous contenter, de nous « faire plaisir » et partant de nous revigorer le corps et l’esprit. C’est à ça qu’on reconnaît le plaisir, il nous fait plaisir !
Je regarde une araignée matinale courir sur sa toile humide de rosée et ce sont quelques secondes d’un « ailleurs » qui me plaît.
Je m’arrête sur le bord de la route pour admirer le rouge vif qui borde les nuées du crépuscule, je suis projeté dans l’univers et sa course sans fin – et peut-être sans commencement !
Je joue au magasin avec une de mes petites-filles et j’entre dans son imaginaire, fait de gestes imités, comme l’accueil, de bruits entendus, comme le scanner de la caisse… Me revoilà au cœur de ma propre enfance, dans ma propre chambre à monter une sorte de petit théâtre pour d’invisibles spectateurs !
Ce sont des plaisirs, des moments uniques, qui ont des conséquences sur le fonctionnement de mon corps. Comme si on me proposait un verre d’eau de Jouvence ! Saint Jean Climaque un saint homme qui vivait au VIIe siècle, note déjà dans « L’échelle sainte » : « Je m’étonne que celui qui n’a pas goûté les biens du ciel puisse mépriser ceux de la terre ».
On ne peut pas vraiment mesurer le plaisir, mais on peut discerner un deuxième stade, celui qui nous revient lorsque nous faisons cette fois plaisir aux autres. Il est indéniable que cela multiplie le plaisir et nous approche, s’il faut quantifier et étiqueter, de ce qu’on qualifie de bonheur.
« Le bonheur est un mot abstrait composé de quelques idées de plaisir » dit Voltaire dans « Le sottisier ». Les yeux brillants de la personne qui reçoit un cadeau, quel qu’il soit : le ruban dénoué, le papier déchiré, la boîte ouverte… Son plaisir fait plaisir à voir, et on le ressent.
Les exemples sont nombreux. Et notre plaisir accompagne alors tous les stades de cette action : la pensée de le faire, la préparation, le choix, l’attente de l’offrir, la montée du plaisir de l’autre sur son visage, ses réactions, ses remerciements, le rappel plus tard de cette action. Mais il faut être sûr du geste et de l’objet.
J’ai vécu ainsi au cours de ma prime enfance une désillusion qui me hante encore.
Adrien Therio dans « Le mors aux flancs » écrit : « Donnant donnant. C’est toujours ainsi que cela se passe dans la vie. Sauf quand on est marié. Alors il faut donner constamment sans être sûr de toucher quelque chose en retour. » Ce qui me permet d’en arriver à ceci : il est un stade encore plus élevé du plaisir, celui de donner sans envie de merci, sans retour espéré, le geste désintéressé. Peut-on encore dans ce cas parler de plaisir ? N’y a-t-il pas là déjà, en nommant la chose, comme une perte de la gratuité ?
Ce plaisir ne peut être défini que de l’extérieur, pas par les personnes concernées. C’est, par exemple, le bénévolat, la vocation. Ce sont aussi les dons anonymes, les coups de pouce non signés, les gestes d’entraide non revendiqués. Le don de soi, en fin de compte. Nombreux sont ceux qui ont redit la chose, à commencer par l’inévitable Khalil Gibran : « Vous ne donnez que peu lorsque vous donnez vos biens. C’est lorsque vous donnez de vous-mêmes que vous donnez réellement. »
Et pourtant, si on creuse bien, on peut trouver encore d’autres stades, d’autres nuances dans le plaisir. Lanza del Vasto dans « Principes et préceptes du retour à l’évidence » note une phrase, qui mérite une large réflexion : « Donne tant que tu as. Quand tu n’as plus rien, demande. Donne à d’autres l’occasion de te faire du bien. C’est une secrète et très fine charité ».
Le plaisir enfin défini et accepté, après tant d’années de recherches, de tâtonnements, est une source de plénitude. Être heureux pour que les autres le soient, en réalité ce devrait être notre ligne de vie, de chance, d’amour.