Au printemps dernier, j'avais initié dans ces colonnes ce que j'avais appelé un "cycle ORTF". Cela avait été l'occasion de se pencher sur le petit écran français d'il y a plusieurs décennies, et surtout d'y découvrir quelques perles rares récompensant la curiosité du sériephile qui s'aventure dans ce patrimoine télévisuel extrêmement riche. On avait alors croisé tous les genres : de l'historique aventurier avec Ardéchois coeur fidèle au fantastique policier dans La Brigade des Maléfices, en passant par des paradoxes temporels savoureux avec Le Voyageur des siècles. Je ne comptais pas en rester là.
Après quelques mois de pause - et quelques achats de DVD supplémentaires - me voilà repartie explorer le petit écran français d'avant. Etant donné les belles trouvailles déjà faites dans Les Inédits Fantastiques, édités par Ina Editions, qui m'ont rappelé que notre télévision avait su s'approprier le genre du fantastique avec brio par le passé, j'ai logiquement poursuivi dans cette collection. La fiction du jour est L'Invention de Morel : c'est un téléfilm d'une durée d'1h35, réalisé par Claude-Jean Bonnardot. Il s'agit de l'adaptation d'un roman d'Adolfo Bioy Casares. Diffusé le 8 décembre 1967 sur la deuxième chaîne de l'ORTF, il est notable de signaler qu'il a été tourné en couleur. Une fois encore, il s'agit d'une oeuvre valant le détour qui s'est révélée vraiment fascinante à visionner.
Le protagoniste principal de L'Invention de Morel se nomme Luis. Evadé de prison, il se réfugie sur une île perdue conseillée par l'Italien de Calcutta. Il a été prévenu : les voyageurs évitent avec soin ces lieux, car, dit-on, plusieurs personnes ont été retrouvées mortes sur ces côtes, atteintes d'un mal mystérieux. Voulant fuir la justice, Luis espère y disparaître. Il découvre sur place une immense villa, autrefois luxueuse, et aujourd'hui abandonnée. Puis il prend peu à peu ses marques et entreprend de tenir un journal détaillé de son séjour sur l'île.
Mais un jour, surgit de nulle part un groupe d'individus, bourgeois festifs venus passer du bon temps. Ils s'approprient les lieux, obligeant Luis à s'éloigner. De loin, l'ancien prisonnier les observe profiter d'un quotidien d'insouciance. Parmi ces intrus, une jeune femme retient tout particulièrement son attention : la troublante Faustine. Puis, après plusieurs jours, Luis retrouve soudain un matin la villa abandonnée telle qu'elle était lorsqu'il est arrivé : décrépie et en mauvais état, loin du luxe et du confort avec lequel elle a accueilli le groupe d'amis.
Par amour pour Faustine, Luis va chercher à percer le mystère de sa présence et comprendre ainsi les secrets que cache l'île.
L'Invention de Morel commence semblable à une sorte de Robinson Crusoé : elle met d'abord en scène un individu, en bout de course, qui souhaite écrire et préciser ses réflexions sur le monde et la société contre laquelle il s'insurge. Puisqu'il ne peut dialoguer avec quiconque, c'est par une opportune voix off, posée et rationnelle, que Luis partage avec le téléspectateur ses états d'âme et consigne méthodiquement les évènements qui ont lieu dans un journal. A l'arrivée des intrus, la fiction change de registre, glissant peu à peu dans un étrange inclassable. Les questions se bousculent, d'abord naturelles pour Luis : ces gens sont-ils à sa poursuite pour le ramener en prison ? Mais les découvertes qu'il fait sont de plus en plus déroutantes et déconcertantes. Lorsqu'ils le croisent, pourquoi ces individus l'ignorent-ils, semblant vivre leur quotidien en marge de son existence ? Pourquoi la villa délabrée et insalubre s'anime-t-elle luxueusement lorsqu'ils y festoient et s'éteint-elle à leur départ ? Et d'ailleurs, comment viennent-ils et où repartent-ils, puisqu'aucune embarcation n'est jamais visible à proximité de l'île ?
Intrigué, Luis est aussi vite fasciné par une figure inaccessible, celle de la si belle Faustine. Qui est-elle ? se tourmente-t-il. Et, plus généralement, qui sont ces gens paraissant revivre, de façon imperturbable et immuable, une même semaine passée sur l'île ? Un doute germe dans son esprit, comme dans celui du téléspectateur : s'ils ne peuvent pas le voir, existent-ils seulement ? Ne sont-ils que des illusions créées par son cerveau saturé par l'isolement et le défaut de nourriture ? Ou bien est-ce que Luis, déjà mort, n'est en fait que le témoin privilégié d'une vie à laquelle il n'appartiendrait plus ? A mesure que le mystère s'épaissit, L'Invention de Morel nous entraîne aux limites des perceptions et d'une réalité qui semblent se diluer, défiant les sens et la raison. Ses sentiments poussent pourtant Luis à résoudre l'énigme. Une fois découverte l'invention géniale et glaçante de Morel, puis son plan compris, le spectacle auquel il assiste prend alors tout son sens. Entre l'éternité illusoire de ces invités confinés dans la vacuité de leur existence futile et la réalité vivante, oppressante et sans futur, Luis fera un choix. Au rythme de marées, rejoindra-t-il Faustine ?
Sur la forme, L'Invention de Morel bénéficie d'une réalisation qui parvient à capturer l'atmosphère particulière qui caractérise l'histoire mise en scène. Elle a de plus le grand avantage de bénéficier de la couleur. Cela permet d'apprécier pleinement le cadre offert par l'île, qui peut être aussi bien paradisiaque qu'hostile, escapade dorée ou prison sans issue. Par ailleurs, la couleur n'en souligne que plus, de manière paradoxale et troublante, la vitalité qui émane de ces intrus insouciants et la beauté de Faustine, comme autant d'instantanés parfaitement capturés mais à jamais glacés et figés.
Enfin, côté casting, c'est Alain Saury qui interprète Luis. Il retranscrit très bien les troubles de son personnage, incertain et égaré, face à ce spectacle dont il ne saisit pas encore le sens. Offrant le contraste parfait par rapport à l'ambiance de plus en plus déroutante qui s'installe, sa voix calme et monocorde fait office de narrateur, rythmant le récit à sa manière : le ton relativement calme dont elle ne se départit jamais, en dépit de tous les questionnements qui peuvent se bousculer, en fait un repère solide. Juliette Mills joue l'ensorcellante Faustine, tandis que Didier Conti incarne l'inquiétant Morel. On croise également Ursula Vian-Kubler, Dominique Vincent, Eric Sinclair, Max Vialle, Robert Rimbaud, Florence Musset, Anne Talbo, Jean Martin, Paule Dehelly, Guy d'Arcanques, Maurice Cieutat et Tony Sandro.
Bilan : Oeuvre envoûtante, presque hantée à sa manière, L'Invention de Morel fascine et captive, se réappropriant plusieurs thématiques du fantastique. Tour à tour fable existentielle, métaphysique, elle égare les certitudes et les repères de son personnage principal, et par ricochet du téléspectateur, troublant les frontières entre réalité et illusion, vie et mort, fin actée et éternité hors du temps... Bénéficiant d'un récit très bien construit, qu'il s'agisse de poser le mystère ou d'aboutir à sa résolution et à la conclusion choisie par Luis, le téléfilm se révèle prenant de bout en bout, à la fois intriguant et déroutant. En résumé, c'est une belle expérience télévisuelle, qui ne demande pas trop d'investissement en temps (1h30), et mérite assurément le détour. A conseiller au-delà même des seuls amateurs de fantastique.
NOTE : 7,75/10
Lien vers une bande-annonce : Bande-annonce DVD Ina Editions (Dailymotion).