Merci à Catherine KINTZLER dont le blog est une mine d’intelligence qui fournit des outils incomparables pour aborder tant la laïcité que les autres nombreuses questions qui taraudent notre société. Sur son blog figure cet extrait dans l’œuvre considérable de celui qui fut le maître philosophe du début du XXe siècle et qui forma par son enseignement l’élite de la philo française, de Sartre à Nizan, de Revel à de Beauvoir. C'est une insertion lumineuse à dimension « culturelle » dans le débat lancé par V. Peillon et lui permettre de retrouver le sens de la transmission dans la dimension laïque et critique de l’école publique. Le poids de la culture s'invite dans ce débat de la morale pour en corriger le tir et en soulever les incohérences, les non-sens.
Alain (Propos 1152)
J’ai rencontré un de nos moralistes officiels, qui m’a dit, en caressant sa belle barbe : « Nous avons présentement un gros souci. Nous cherchons un maître de morale pour les futurs professeurs femmes de Sèvres et de Fontenay (1). Ce n’est pas que nous manquions d’hommes intelligents, de haute culture, de probité éprouvée, et qui aient la pratique de l’enseignement. Mais il nous faut quelque chose de plus ; il nous faut une espèce de chaleur de cœur et une force d’éloquence qui donnent au maître un peu de la puissance d’un apôtre.
Ces jeunes filles, auxquelles manque assez souvent le secours d’une foi religieuse, vont se trouver un peu
seules dans la vie, en présence de lourds devoirs et peut-être de redoutables tentations. Il leur faut plus que la froide lumière des idées, j’entends la flamme d’un noble enthousiasme, et comme
l’empreinte d’une puissante nature. Le plus clair de la morale est sans doute ce qui parle au cœur et va au cœur. Pour les femmes, c’est deux fois vrai. Je leur cherche quelqu’un qui soit plus
qu’un maître, et réellement un directeur de conscience. De tels hommes sont rares, et j’en cherche un, comme Diogène avec sa lanterne. »
- Je vois, lui dis-je, ce que c’est. Vous cherchez quelque bon moine prêcheur, qui chante la morale laïque sur l’air d’une Messe Solennelle. Vous n’en trouverez que trop, de ces prêtres sans
soutane, dont le regard veut pénétrer au fond des cœurs, et qui portent leur vertu comme une enseigne. Je comprends bien ce que vous voulez dire, que les pauvres femmes sans confesseur, avec le
peu de science qui leur danse dans la cervelle, vont faire sottises sur sottises. Qui sait ? Peut-être iraient-elles jusqu’à juger par elles-mêmes, et régler intrépidement leur conduite sur leurs
pauvres idées. Qu’arriverait-il, si elles formaient leurs élèves sur les mêmes principes ? Voyez-vous toutes les femmes se dirigeant elles-mêmes, et disputant aux hommes le droit de penser et de
vouloir ? Voilà pourquoi vous préférez le maître qui se fait admirer au maître qui se fait comprendre. Voilà pourquoi il vous faut des prêtres, une religion et des dogmes.
Il faut pourtant choisir. Si vous avez peur de la lumière, il faut revenir au catéchisme. Et si le libre examen doit être contenu dans de justes limites, alors il faut le supprimer ; car
l’intelligence ne respecte rien ; si vous la laissez s’éveiller, si vous la laisser ouvrir seulement un œil, elle jugera de tout ; elle échappera à ces preneurs d’âmes, à ces regards appuyés, à
ces déclamations frémissantes, à ces convictions despotiques qui sculptent les cœurs comme d’autres façonnent la terre glaise. Le règne des mages est fini. Le maître de l’avenir sera lui-même,
mais ne voudra point que ses disciples lui ressemblent ; il s’interdira même de le désirer ; il se gardera de plaire ; il se gardera d’émouvoir. Il jettera seulement des idées, dont chacun usera
comme d’une nourriture pour se développer selon sa propre loi. Ou bien, alors, on se moquera du maître.
Alain, Propos, 8 mai 1909 (dans Propos, vol. 2, Paris : Gallimard-La Pléiade, 1990, p. 127-129)
Ce Fontenay référent n'est bien entendu pas Fontenay-sous-Bois mais Fontenay-aux-Roses