Une maison moderne. Une maison moderne pour un couple moderne, résolument tourné vers l’avenir. Le palais de verre.
Dans la Tchécoslovaquie des années 1930, l’audacieux architecte Rainer von Abt esquisse les plans d’un habitat révolutionnaire : « Votre demeure sera une œuvre d’art qui suscitera l’émerveillement de tous ». Quelques mois plus tard, Viktor et Liesel Landauer s’installent dans leur nouveau foyer. C’est là qu’ils élèvent leurs enfants, qu’ils convient l’élite intellectuelle et artistique slave à des soirées mondaines. C’est là aussi qu’ils jaugent la montée d’un nazisme qui ne dit pas encore son nom, qu’ils évaluent la menace croissante que constituent les évolutions géopolitiques et idéologiques qui commencent à changer le visage de l’Europe.
Conçue comme une œuvre d’art totale et se voulant un mode de vie en soi, la maison Landauer s’articule autour d’une magistrale pièce centrale d’où le regard plonge, par la baie vitrée, majestueusement sur la ville en contrebas. Cette Glasraum – en allemand dans le texte, reflétant la « germanité » dont est encore imprégné le pays à cette époque – qui fait haleter d’étonnement et d’admiration chacun de ses visiteurs a été pensée come un « lieu d’équilibre et de raison, un endroit sans âge enserré dans sa structure rectiligne qui traite la lumière comme une substance, le volume comme un matériau tangible et qui nie l’existence même du temps ». La ligne et son dépouillement, la domination sur la ville, le concept même de délimitation de l’espace par l’architecture : tout dans cette construction consacre la foi de ses propriétaires en un XXe siècle qui s’annonce désormais rayonnant, et symbolise l’ascendant sur le monde qui l’entoure d’un industriel et chef de famille pragmatique et terre-à-terre. Par la suite, lorsque ces espoirs seront piétinés par l’avancée inquiétante du national-socialisme et que ceux qui les portaient auront dû se résigner à l’exil, le bâtiment sera investi par les Allemands et reconverti en laboratoire de biométrie raciale : une autre incarnation de l’objectivité, telle qu’elle est perçue par la dérive scientifique nazie.
Le palais de verre porte cependant en lui sa plus intime et fatale fêlure : au milieu de la célèbre pièce à vivre trône un mur d’onyx servant à délimiter les différents espaces, lequel a pour étonnante qualité de simuler l’embrasement lorsque les rayons du soleil couchant viennent frapper sa surface, transformant le monolithe en véritable cœur, organique et flamboyant. Ainsi, malgré les intentions rationalistes qui lui sont allouées, le palais de verre est aussi un lieu où la chaire et l’amour sont exacerbés. Dans ce cocon transparent se trameront, au fil des générations de locataires et autres usagers des lieux, les amitiés troubles des unes, les tourments romantiques des autres, les ébats adultères d’autres encore, quand bien même ceux-ci se réclament de la rationalité, de la rigueur scientifique, de l’irréprochabilité morale. Au sein même d’un hymne à la maîtrise des éléments, le terrain que l’on cède à l’abandon sensuel prend le ton d’un refrain, inéluctable et entêtant.
L’ouvrage est ainsi parsemé d’un érotisme prégnant, démarrant dans les jeux de séduction, se magnifiant dans la fascination et se terminant dans des relations fusionnelles. Ces épisodes charnels ne sont en réalité qu’un aspect de l’éternelle lutte de pouvoir à laquelle les Hommes ne cessent de se livrer, et que l’écrivain cherche à nous faire saisir. La promiscuité est d’ailleurs perçue comme une mise à nu potentiellement dangereuse, car quiconque connaît et maîtrise le corps de l’autre, pénètre et maîtrise également son intellect. « Quand il n’y a plus personne, il retourne se poster devant les baies vitrées et regarde la ville en s’interrogeant sur Hana Hanàkova. Depuis ce point de vue privilégié, son regard embrasse toute la ville. Elle est quelque part là-bas, qui attend. Il pense à elle, à ce qu’elle sait, se demande à quoi elle pense. Elle semble représenter un danger pour lui, un attentat à son existence même. Il désire l’oubli qu’elle lui procure, mais, d’un autre côté, il serait heureux de ne jamais la revoir. ». Il n’en reste pas moins qu’au-delà du sexe, c’est l’Amour lui-même qui est représenté, par la mise en scène de ses complexes déclinaisons et des contrastes qui les opposent : l’amour conjugal et ses aléas, l’amour maternel et son aspect inconditionnel, l’amour adultère et la trahison qu’il engendre, l’amour romantique et la pureté qu’on lui prête, l’amitié intime et la transgression des codes qu’elle suggère.
Le Palais de verre, qui ose faire de cette maison transparente, lumineuse et aérienne la véritable héroïne du roman, englobant, absorbant et provoquant soixante ans de destinées diverses, prend aussi le parti de développer les prémices de la guerre selon une perspective particulière. Nous avons en effet, en tant que sujets postérieurs aux événements, une vision rétrospective et logique des conflits qui firent rage au XXe siècle. Les protagonistes, eux, vivent la montée du nazisme de l’intérieur et en temps réel. Ils analysent les différents événements, débattent de leur gravité et tentent de prévoir ce qui, logiquement, devrait s’en suivre. Dès lors, comment interpréter les évolutions géopolitiques relatées dans les média ? Les événements survenus dans les pays voisins peuvent-ils ou même vont-ils se produire dans nos frontières également ? Que penser des tensions croissantes qui couvent et finissent par filtrer de toute part, y compris dans des relations qui furent autrefois courtoises ? Comment gérer la montée d’une hostilité latente envers la « judaïté », cet héritage familial dont on n’aurait jamais pensé qu’il deviendrait le pire stigmate ? Quand comprend- on que ce qui ressemblait à de plus ou moins lointains remous politiques devient une réelle menace sur la vie et la sécurité ? Et comment imaginer, lorsqu’on vit une renaissance culturelle et un épanouissement industriel tels que ceux de la Tchécoslovaquie à cette époque, que l’Europe est au bord de la rupture et du désastre ? Telles sont les questions que les personnages se posent, parfois du bout des lèvres seulement tant le chaos à venir est inimaginable.
On pourra reprocher au Palais de verre de minimiser le drame de la Seconde Guerre mondiale car l’Histoire ne s’y trouve qu’en arrière-plan. En effet, aucune date n’est jamais mentionnée ; les noms actuels que nous donnons à certains faits historiques ne sont pas prononcés ; l’intrigue elle-même est divisée en chapitres se centrant essentiellement sur la vie des individus, et non sur la marche de l’histoire. De plus, la famille Landauer parvient presque aisément à échapper à la persécution nazie parce qu’elle en a les moyens, les rendant en quelque sorte coupables vis-à-vis des réelles victimes de cette guerre. On pourrait aussi condamner l’omniprésence de l’érotisme comme étant une ficelle narrative bien trop facile. Selon moi, aucune de ces deux critiques n’est valable. Ces partis pris nous rappellent très judicieusement et avec justesse que chaque être humain est avant tout dramatiquement plongé dans le tourbillon de sa propre vie, quel qu’en soit le contexte : d’abord soumis à sa nature, limité à son champ de perception et d’action, aveuglé par son instinct, il n’est pas la créature clairvoyante que l’on espérerait. Une façon de remettre l’Homme au milieu de sa vie, en contraste avec les grandes fresques historiques dont nous sommes généralement abreuvés.
Simon Mawer dépeint de façon saisissante une nouvelle société tchécoslovaque ivre de réussite et d’épanouissement, déjà un peu décadente au moment même des heures de gloire liées à son remarquable essor national. Il glisse ensuite avec subtilité vers un ton plus humble pour raconter la fuite et l’exil de la famille Landauer. L’après-guerre reprend de son panache, mais le lecteur averti sait désormais que, comme l’Histoire, les trajectoires personnelles se répètent… La narration lente et savoureuse, la plongée dans l’introspection des personnages, le raffinement des descriptions, mais aussi la densité des pistes de réflexion et thèses proposées font de ce roman un petit chef-d’œuvre, à la fois pertinent et troublant. Le Palais de verre interpelle et demande : « Et toi, quelle est ton emprise sur le monde, sur les éléments qui t’entourent, les événements qui se produisent ? Quelle lecture fais-tu de l’actualité, que projettes-tu pour demain ? ».
- Olivia Huguenin
Simon Mawer, Le Palais de verre (Le Cherche midi, 2012)
Ps. Bonus ! Le palais de verre « existe » ! En effet, pour sa fiction, Simon Mawer s’est inspiré de la Vila Tugendhat située à Brno en République tchèque (photo ci-dessus). Le site http://www.tugendhat.eu/ permet d’en effectuer une visite virtuelle. Pas étonnant qu’un lieu si fascinant ait engendré une saga aussi intense et captivante !