Écrire encore : mieux vaudrait dormir. Pas envie. Le corps comme sur son
reste de tension du jour, pas décidé à en finir, alors qu’il est fini. Il faut
du temps pour absorber une violence, sans l’effacer. Disons quelques jours, si
rien ne réactive et si l’entreprise quotidienne de remblai fait son travail.
Les voyants et les curseurs retournent alors au vert par la simple inertie du
temps, l’érosion lente ou la submersion par le jour le jour.
C’est façon d’en sortir ; bien sûr on l’utilise, on laisse s’appesantir
les choses et elles finissent pesantes, lest, quille. On aurait pourtant tort
de croire qu’elles sont désactivées ; ranger le désordre est autre chose
que l’éliminer. À l’intérieur, on ne dispose pas d’une usine d’incinération
pour les déchets affectifs : donc on les classe, on les archive sous des
formes diverses : congélation, vitrification, minéralisation… C’est déjà
pas mal comme gestion de survie. Au-delà, on ne sait pas encore inactiver
vraiment, rendre inerte. Donc on vit avec, mal, un peu comme avec un dos en
compote et un sac trop lourd.
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Bientôt 19h00 ; le repas cuit. Fatigué cet après-midi par la préparation
de la visite au lycée de Mickaël Glück et de Jean-Pascal Dubost : relire
et faire un choix de textes en fonction des élèves, prévoir un timing précis,
s’assurer de la disponibilité des salles, caler avec les collègues pour
déplacer des heures, faire les papiers administratifs, préparer deux-trois
explications de textes sur des poèmes précis, monter un dossier pour les
collègues qui ne connaissent pas le travail… Mais tout cela vaut le coup :
depuis vingt ans que des poètes passent dans mes classes, la réaction des
élèves est la même chaque année : surprise, intérêt, motivation… C’est
vrai que voir des poètes vivants après les morts fait du bien : liberté de
parole et prise sur le réel.
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Ne pas faire confiance à la pensée ne signifie pas du tout faire confiance à la
bêtise.
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Les gens comprennent peu, prennent parfois mal mon besoin de silence, de
simplement être là, dans mon boulot, devant le jardin.
Bavarder ne m’intéresse pas : allons au fait, disons les choses, réglons
les affaires à régler. Pour le reste, ne perdons pas de temps ; j’en
manque.
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Certains écrivains ne lisent pas les livres des autres mais souhaitent que tous
les autres lisent leurs livres. Certains lisent les livres des autres mais n’en
disent rien. Certains encore lisent sans envie d’être lus. Sans compter ceux
qui lisent sans écrire, j’en connais. De la diversité du biotope poétique.
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Sophie vient de changer les essuie-mains. Plaisir du rêche, analogue au plaisir
du frais lorsqu’elle change les taies d’oreiller.
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Le désespoir n’existe pas, de Zéno
Bianu. Haut lyrisme revendiqué, cohérent dans son ordre. Pas étonnant de voir
apparaître S. Pey et G. Luca ; c’est une poésie très orale, qui convient à
la profération. Pas étonnant non plus de voir l’anaphore devenir figure motrice
de bon nombre de poèmes. Mécanique lyrique qui passe la rampe parce qu’elle surchauffe
la langue de manière singulière, avec un grand brassage de l’espace-temps et
des arts.
Au bout de cette démarche, l’enjeu me semble être l’affirmation des capacités
libératrices de la poésie : sortir du réel-carcan, des normes normées, de
la raison raisonnante, et ouvrir sur un arrière-monde autre. Je ne partage pas cette démarche, mais je
salue la tentative. Il y a une cohérence de fond chez Zéno : ce n’est pas
un lyrique azimuté. Et puis j’aime bien sa façon de jouer collectif en prenant
appui sur d’autres œuvres, pour lui fraternelles, que ce soit en poésie, en
peinture, en musique… Le dernier poème du livre est simple et beau : il
répand les cendres de sa compagne dans la mer. Aucun pathos, et détresse
profonde.
épisodes 1, 2,
3,
4,
5
suite le lundi 21 janvier 2013
©Antoine_Emaz