Les Gauches françaises, essai de Jacques Juillard

Publié le 18 janvier 2013 par Mpbernet

René Rémond – auteur de l'autre livre politique de référence « Les Droites en France » -  distinguait trois familles de droite (auxquelles l’auteur de cet ouvrage en adjoint une quatrième, la démocratie chrétienne), Jacques Juillard, en cette somme historico-philosophique dénombre lui aussi quatre familles dans la gauche en France : libérale, jacobine, collectiviste et libertaire.

De la publication du Contrat social à l’élection de François Hollande à la présidence de la République, cet ouvrage, passionnant quoique parfois obscur pour un lecteur peu familier des arcanes politiques et de l’histoire de nos cinq républiques, puise aux sources de l’idée de « gauche », le temps des Lumières, et nous conduit à la période actuelle. Une suite de luttes incessantes, dans une France toujours clivée en deux par son milieu, incapable de consensus durable … sauf en période de guerre.

La période couverte par le livre de Jacques Juillard commence au siècle des lumières. Une de ses idées directrices est l’universalité du sentiment religieux, sa place dans la cohésion politique des sociétés et, au-delà, la liaison intime entre christianisme et liberté. D’où certaines précisions nécessaires  de vocabulaire.

Le mot « nature » a un sens polémique car tout ce qui est attribué à la nature a été d’abord enlevé au surnaturel, d’où la liaison forte, au 18° siècle entre nature et raison. Au 19° siècle, on parlera de « science expérimentale ». Le mot « nature » est donc une idée subversive, donc « de gauche ». Le progrès est l’idée que l’histoire poursuit une marche en avant continue, qui mènera le genre humain vers  l’unité,  grâce à la destruction des inégalités entre les nations et entre les individus d’une même nation, et que l’homme va vers le perfectionnement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

Mais il faut se garder de toute réinterprétation : le 18° siècle « de gauche » est une pieuse légende républicaine. La Révolution n’est-elle pas le fruit de la lutte contre le jansénisme, empreint de pessimisme, aux frontières du masochisme ? La Constitution Civile du clergé qui prévoit l’élection des évêques, fut-elle œuvre du jansénisme ?  Jacques Juillard trace ainsi une brillante comparaison entre « gauche janséniste » et « gauche jésuite »…. Première étape de la guerre idéologique franco-française, le calvinisme – ou encore l’anticléricalisme, l’anticatholicisme, l’antipapisme ... le Protestantisme donc, serait à l’origine de l’opposition démocratique moderne.

L’importance de l’éducation : une véritable mystique pédagogique qui s’empare de tous les acteurs politiques de l’époque de la Révolution. Des centaines de projets de réforme de l’enseignement, destinés à servir de support à la société nouvelle, fleurissent avec pour première caractéristique commune le primat de la formation des esprits sur l’acquisition des connaissances.

Après la Révolution, c’est sous la Restauration que la vie parlementaire s’organise autour des notions de droite, de gauche et de centre. Sauf en de très rares circonstances, la Révolution n’en a pas inventé les mots. Cependant, à l’époque cruciale de la Restauration, la liaison entre socialisme et classe ouvrière ne va pas de soi. Les politiques ignorent la misère des ouvriers de l’industrie naissante. Il faut attendre Marx pour faire de la classe ouvrière l’instrument de régénération de la société. Après l’instauration de la IIème république, à l’intérieur de la gauche, c’est le politique qui unit et le social qui divise. Ainsi, l’insurrection sanglante de 1848 débouchera sur l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte. Quant à la Commune de Paris, prise plus tard en « otage » par les communistes, elle « fut simplement la rébellion d’une ville dans des circonstances exceptionnelles » selon Karl Marx lui-même (1881), qui par ailleurs regrettait que les communards n’aient pas négocié un compromis avec Thiers !

La question cruciale vient en cours de lecture : s’agit-il d’une histoire des gauches ou tout simplement de l’histoire de notre république ? Enfin, comme une dernière guerre de religion où l’objet de la lutte n’est pas simplement la victoire mais l’extermination de l’autre : la lutte pour la laïcité. Il y a, ancrée à gauche, la croyance mystique en la toute-puissance de la politique, cet autre fruit du jacobinisme qui donne le primat de la république sur la démocratie, qui ne pourrait fonctionner qu’à l’intérieur de petites entités ou parmi des citoyens parfaitement informés et éduqués.

On appréciera particulièrement  l’analyse du traumatisme que fut, pour la gauche française, l’irruption du Parti Communiste dans ses rangs. En effet, la tradition française n’a jamais été exempte de l’utopie ou d’esprit révolutionnaire, mais pas non plus de la tradition latino-catholique. Désormais, chacun de son côté, réformistes et révolutionnaires n’hésiteront pas à faire le jeu de la droite plutôt que de donner sa chance au frère ennemi. C’est Staline, inquiet de la menace du fascisme sur le destin de l’Union Soviétique, qui rendra possible le Front Populaire avec l’ouverture du PC aux classes moyennes et l’union de la gauche ; le « liant » ne sera plus alors l’anticléricalisme, mais l’antifascisme. La gauche a une passion unitaire, mais la tendance profonde de cette idéologie est de réduire l’adversaire à une poignée de privilégiés ou de malfaiteurs dont l’audience et la représentativité reposeraient sur une tromperie. En France, la gauche ne peut exercer le pouvoir qu’unie avec une bourgeoisie révolutionnaire et les intellectuels. 1789,1830, 1848, 1870, 1905, 1936, 1945 … on assiste vite à l’implosion des mouvements tiraillés entre leur aile modérée et leur aile radicale.

Mais pour la période contemporaine, c’est de 1968 – grande célébration de l’utopie, « fête des fous » destinée à faire passer la pilule de la modernité économique, mouvement né d’une discordance intolérable entre l’état d’avancement de l’économie et celui de la société - que date le déclin irrémédiable du communisme.

Le  livre de Jacques Juillard est désormais un document fondamental pour tous ceux qui veulent comprendre les invariants intellectuels, moraux et politiques qui marquent les familles politiques en France, et spécialement la Gauche. Il est écrit en un style étincelant, s’embourbe parfois vers des sommets philosophiques  ou des images maintes fois répétées – celle de la distillation fractionnée est citée au moins 5 fois – mais il se lit avec passion. J’ai beaucoup apprécié les portraits croisés des acteurs comme Voltaire/Rousseau, Robespierre/Danton, Châteaubriand/Constant, Hugo/Lamartine, Clémenceau/Jaurès, Thorès/Blum , Mendès/Mitterrand.…

Aujourd’hui cependant, croît le scepticisme quant au clivage droite/gauche. Les critères distinctifs de la gauche relèvent plus de l’impératif culturel et moral que de l’appartenance sociale. Mais est-ce si grave, docteur ?

Un  dernier regret ? Que la troisième partie, celle qui traite d’aujourd’hui, ne commence qu’à la page 729 … Mais il faut sans doute se référer aux autres livres de l’auteur …

Les gauches françaises, 1762 – 2012 : Histoire, politique et imaginaire, essai de Jacques Juillard, chez Flammarion, 943 p. 25€