François Dupeyron, 2000 (France)
Au temps court de la première séquence qui, par ses couleurs, l’enthousiasme des patriotes braillards et cette scène d’amour appuyée entre Clémence et Adrien, remodèle le mythe du départ pour la Grande Guerre, répond un temps long, celui du reste du film, durant lequel Adrien, après l’explosion d’un obus qui lui a déchiré le visage, est laissé aux soins des chirurgiens dans une chambre d’hôpital dont la tranquillité pourrait tromper.
Il est vrai que la monochromie de Tetsuo Nagata, le chef opérateur, imitant le sépia des photographies anciennes, le jaunâtre des documents que le temps a dénaturé, ne restitue pas l’atmosphère de l’époque, évidemment non, mais s’accorde à la représentation que l’on se fait d’un temps passé idéalisé. Nagata reprendra ce principe et ces motifs (« restituer le charme d’antan ») dans La môme de Dahan (2007) ou Micmacs à tire-larigots de Jeunet (2009). D’ailleurs, quelques mois avant La chambre des officiers (si l’on s’en tient aux dates de sortie), c’était Jean-Pierre Jeunet, alors aidé de Bruno Delbonnel à la photographie, qui avait popularisé cette imagerie de grenier avec Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001) et la répétait encore (toujours en compagnie de Delbonnel) dans Un long dimanche de fiançailles (2004).
Les couleurs de La chambre des officiers ne sont donc pas pour séduire l’historien. Mais puisque le départ des soldats la fleur au fusil est devenu un mythe (certainement en raison d’une rapide récupération propagandiste [1]), ces effets soulignent la représentation, en l’occurrence celle qu’une gueule cassée pouvait se faire de la mobilisation parisienne du 2 août 1914. Cela explique le choix du tout premier plan qui montre, après la guerre, alors que l’on entend Le crépuscule des dieux de Wagner, le mutilé (Eric Caravaca) recevant la Légion d’honneur [2]. Le reste du film se déroule dans un long flash-back qui décrit les quatre années vécues par le jeune lieutenant dans la chambre des officiers de l’hôpital militaire du Val de Grâce. En outre, les premiers souvenirs du mutilé ne pouvaient être que des moments heureux, avec Clémence (Géraldine Pailhas), les derniers vécus avant qu’il ne perde sa figure, une histoire d’amour brève, peut-être davantage fantasmée que vécue.
Ainsi, en parfaite correspondance avec le mythe, la douceur surlignée de ces instants tranchent avec l’horreur qui suit deux heures durant. Une horreur à la fois physique et psychologique pour laquelle François Dupeyron n’hésite pas à citer (avec maladresse) Johnny s’en va-t-en guerre (Trumbo, 1971) : la voix off, le corps brisé laissé hors champ, les interrogations et un profond sentiment de solitude. Durant ces scènes-là, Dupeyron ajoute du sang, cadre quelques corps à l’agonie et, au fur et à mesure que disparaissent sous les draps blancs les soldats qui cèdent à la mort, tout espoir paraît s’envoler. Dans la chambre des officiers, le film nous montre ensuite la terreur d’un homme qui ne sait plus à quoi il ressemble ainsi que l’excitation (exagérée) d’un chirurgien (André Dussolier) face au défis d’un difficile rafistolage. Au-dessus du lit du patient aux chairs meurtries : la silhouette blanche de l’infirmière qui lui offre un sursis. C’est elle qui, comme une mère, par son regard et ses sourires, injecte à nouveau de la vie dans son crâne et ce n’est peut-être pas un hasard si ce rôle est confié à Sabine Azéma dont le commandant Dellaplanne (Noiret), à la recherche du soldat inconnu, tombait amoureux dans La vie et rien d’autre (Tavernier, 1988). Les gueules cassées (Gregori Derangère et Denis Podalydès aux côtés de Caravaca) finissent donc par reprendre goût à quelque chose et c’est ensemble qu’on les voit surmonter le traumatisme un peu à la manière des Joueurs de skat d’Otto Dix (1920), produits de la guerre tentant de réintégrer la vie civile (dans le film, ce sont les premières sorties de l’hôpital, la rue et la maison de tolérance) [3].
Bien qu’Abel Gance ait demandé à des blessés de la face de figurer dans son très pacifiste J’accuse sorti en 1919 (et ressorti avec d’autant plus de rage deux années avant que la Seconde guerre mondiale n’éclate), il n’existait pas au cinéma, à ma connaissance, de fiction qui traite directement ou indirectement du sujet. La chambre des officiers est donc le premier film à traiter des gueules cassées, mais il a d’autres qualités. Il donne un aperçu plutôt rigoureux de ce qu’ont pu être les relations sociales et l’état psychologique de ces défigurés. Il porte avant tout sur la reconstruction d’un homme, sur la fraternité que l’on a fini par témoigner à son égard, sur sa reconnaissance.
[1] J.-J. Becker, 1914, comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977 ; ou plus général, C. Prochasson, A. Rasmussen (dir.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004.
[2] Il s’agit peut-être de la délégation des gueules cassées que Clemenceau décora au moment du traité de Versailles. Sur le site de L’histoire par l’image, Sophie Delaporte s’interroge sur la présence de ces cinq mutilés du visage lors de la signature du traité le 28 juin 1919. Elle s’appuie sur la photo de la délégation des gueules cassées à Versailles, ainsi que sur des peintures (dont La Galerie des Glaces le jour de la signature de la paix de Léopold Delbeke), pour donner quelques explications de l’événement. L’historienne est l’auteur de Gueules cassées. Les blessés de la face de la Grande Guerre, Paris, Noêsis, 1996.
[3] Engagé volontaire dès août 1914, Otto Dix a donné d’autres représentations des Gueules cassées, voir notamment la gravure Transfiguration (1924) qui ne cadre que le visage ravagé et en donne tous les détails.
Une des expositions virtuelles de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine porte sur les Gueules cassées. Elle a été réalisée par Sophie Delaporte et Jacques Gana et a été mise en ligne en 2000.