Cette fois-ci, l’inquiétude cčde la place ŕ la perplexité : qu’arrive-t-il au 787, que se passe-t-il chez Boeing ? Les incidents techniques se multiplient, tous les avions déjŕ livrés ŕ All-Nippon et Japan Airlines ont été mis au sol par précaution, le doute s’installe sournoisement. Si un seul équipement était en cause, par exemple les batteries au lithium, la situation serait plus simple, ŕ la limite de la banalité, dans la mesure oů il s’agirait d‘une maladie de jeunesse ou encore de la faiblesse d’un fournisseur. Mais, outres les batteries, le systčme carburant a aussi été mis en cause, un pare-brise de cockpit s’est fęlé. Cela fait beaucoup.
Les dommages collatéraux sont d’ores et déjŕ considérables. Pour l’image, le sérieux, l’intégrité de Boeing, tout d’abord. Rien de tel ne s’était produit dans le passé et il faut remonter aux conditions difficiles d’entrée en service du 747, en 1970, pour retrouver des problčmes d’ampleur comparable. Mais, ŕ cette époque, c’est le motoriste Pratt & Whitney qui avait été montré du doigt, davantage que l’avionneur lui-męme.
Le fait que le 787 a accumulé trois ans de retard n’a rien ŕ voir avec la défiance qui commence ŕ s’installer. Le programme, novateur ŕ plus d’un titre, avait été lancé dans une ambiance de grand optimisme, amplement justifiée au plan commercial, mais plus fragile en matičre de haute technique. De plus, il ne le dira jamais suffisamment fort, les responsables financiers de l’entreprise ont indubitablement porté trop loin leurs exigences en matičre de retour sur investissement. Il fallait faire vite, toujours plus vite. C’est le mal du sičcle, auquel personne n’échappe, pas męme Airbus.
Reste ŕ expliquer une étonnante contradiction : ŕ partir du moment oů le 787 a commencé ŕ prendre du retard, involontairement, davantage de temps a été donné, notamment, aux équipes de contrôle de qualité pour parfaire leur travail. Et c’est peut-ętre lŕ que résident les principales défaillances qui seront sans doute identifiées par la Federal Aviation Administration et un audit interne. En effet, il n’est pas question, ces jours-ci, de la maîtrise des matériaux composites, ou encore de caractéristiques nouvelles propres ŕ un avion tout électrique. Les carences sont finalement terre ŕ terre et, pour peu, on avancerait la Ťfaute ŕ pas de chanceť.
En aviation, rien n’est évidemment aussi simple que cela. Déjŕ, lors d’épisode précédents, on s’était interrogé sur l’ample délégation de pouvoir accordée par Boeing et ŕ ses grands partenaires. Ainsi, en Italie, Alenia Aermacchi a été débordée par l’ampleur des tâches qui lui étaient confiées, a longtemps évité de l’admettre pour finir par livrer ŕ Seattle des sous-ensembles de cellules non terminés, le rattrapage étant assuré par le maître d’œuvre lui-męme. Certes, la faute était italienne mais Boeing avait singuličrement tardé ŕ la déceler.
Il y a lŕ matičre ŕ forte inquiétude, tout d’abord en raison d’un jeu de dominos, la machine 787 étant sérieusement enrayée. Aussi des partenaires et fournisseurs risquent-ils de souffrir de difficultés dans lesquelles ils ne sont pas directement impliqués. Si de nouveaux retards surviennent, alors que la cadence de production de croisičre n’est pas encore atteinte (10 exemplaires par mois), entre autres, les membres du ŤBoeing French Teamť pourraient ętre directement affectés, par exemple Messier-Dowty, Messier-Bugatti, le groupe Zodiac et Latécočre, le plus fragile.
En élargissant le débat, on en arrive ŕ constater que les ténors de l’industrie aéronautique sont, un ŕ un, descendus de leur piédestal, victimes de coűteux retards qu’ils ont bien du mal ŕ expliquer. Outre Boeing, on a vu Airbus se débattre dans d’inextricables difficultés lors du lancement industriel de l‘A380 puis reconnaître ŕ mi-mots que l’A350XWB ne respecte pas son calendrier. Tous les autres programmes dérapent de maničre plus ou moins visible. Les Mitsubishi Regional Jet japonais, ARJ21 et C919 chinois, n’échappent pas ŕ cette Ťrčgleť nouvelle. Mais, cette fois, l’escalade est sensiblement plus grave dans la mesure oů elle touche de plein fouet le dernier-né du Ťgéant de Seattleť, et cela aprčs la livraison et l’entrée en service de 50 exemplaires.
On établit ainsi la liaison avec d’autres incidents techniques graves, par exemple l’explosion Ťnon contenueť d’un Rolls-Royce Trent équipant un A380 de la compagnie australienne Qantas. L’affaire du vol QF32, devenue cas d’école, a fait trembler l’establishment tout entier.
Cette perte de confiance intervient au moment oů la sécurité aérienne atteint un niveau que l’on serait tenté de qualifier d’optimal. Mais voici que la confiance et l’optimisme qui en résultent sont implicitement remis en question, conférant ŕ Boeing la responsabilité ŕ proprement parler extraordinaire de remonter la pente toutes affaires cessantes. C’est autrement plus important que de vaines batailles de chiffres relatives aux parts de marché de chacun des acteurs du duopole. C’est la crédibilité du transport aérien tout entier qui est en cause.
Pierre Sparaco - AeroMorning