Le froid a pris le temps en otage. Ici devant cette église, sous un crachin mêlé de flocons de neige, nous t'attendons. C'est notre dernier hommage, notre dernière fois ensemble, car après tu deviendras poussières. Nous allons pensé à toi, à ce que tu fûs avant, avant aujourd'hui vivante, mais aussi avant cet oubli intérieur.
Depuis plus de vingt ans, tu ne savais plus qui nous étions, nous tes enfants, tes petits-enfants, tes arrière-petits-enfants, tout cela et tant d'autres choses avait disparu. Tu avais un contact sporadique avec ton entourage avec ses infirmières si dévouées, si incroyables dans un mone ou chaque heure tu perdais tes repères. Humaine devenue un corps sans lecture, sans écriture, sans mémoire, sans souvenirs, sauf quelques moments de ton passé.
Celui-ci, nous l'avons vécu avec toi, une grand-mère toujours apprêtée, avec des jupes et des corsages froufroutant, tu avais un corps de femme, tu ne le voyais pas vieillir car tu étais si jeune, si vive, si dynamique, parfois même en décalage des autres avec ton énergie. Sur tes doigts, on voyais toujours ce louis d'or enchassé dans une bague, celle de ton premier mari, ton seul amour, ta jeunesse et des moments difficiles mais heureux dans tes yeux. Ah le fort des halles de la Villette, tu l'aimais tant, tu le voyais tous les jours, tu croquais son araignée, son aloyau, sa poire, ses morecaux de choix. Tu le draguais toujours malgré votre mariage, tu étais légère et vêtue de bas nylon, de dessous légers comme tes envies. L'amour, la féminité, les bijoux, les robes et les jupes, tu étais une éternelle sensuelle, toujours en quête de volupté.
Quand tu devins strandardiste pour les taxis parisiens, tu avais une voix de titie (oui avec un "e" pour sa fière féminité) parisienne. Arletty était presque un euphémisme de ta gouaille si vive des quartiers nord de la capitale. Tu donnais du coeur, pour nourrir tes mômes et pour aider les autres. Tu recevais des fleurs de tes amoureux, des tacots parisiens enflammés par ta seule voix, mais aussi par tes cuisses aperçues en passant à Ménilmontant te voir. Unique jusqu'à ta retraite, un peu loin de Paris dans l'Yonne avec ce Jean, amoureux gagnant, ronchonneur de première classe, un peu avare, mais toujours conquis par tes envolées.
Mais la fin, nous la connaissons, quand la maladie, celle qui ronge et ne dévore pas, qui vous enlève une vie, en effaçant les liens mais pas le corps, en croquant le mot famille, pour que tu ne nous reconnaisse plus. Tu ne nous avais pas tourné le dos, nous le savons.
Oui, moi, je garde des souvenirs, des souvenirs peut-être un peu flous, un peu édulcorés par le temps, par mon enfance, par ce recul sur le temps, mais je te garde comme une grand-mère, une femme rayonnante, solaire même. Tu es partie. Toute entière cette fois, ton grand âge pouvait le justifier, tu nous manquais depuis près de vingt ans.
Tiens le soleil caresse ton dernier lit, il te sourit.
Belle Chouquette, on ne t'oubliera pas.
Nylonement