“Lumières de Pointe-Noire” d’Alain Mabanckou.
C’est un peu l’histoire de l’enfant prodigue, version africaine. Le fils, la brebis égarée, c’est Alain Mabanckou. Après 23 ans d’absence, quelques best-sellers et une jolie carrière de professeur de littérature francophone aux États-Unis, il rentre au bercail, un peu par hasard, en tout cas, pas à son initiative. Pointe-Noire - Congo. Là où il est né, là où ils sont tous nés. Sa famille, ses cousins, ses oncles et tantes, ses parents. Là où ils sont restés. Et là où certains s’en sont allés, aussi. Comme sa mère, adorée, “maman Pauline”, à qui ce tendre roman d’amour est destiné. Et puis son père adoptif, quelques années plus tard. Pour l’une comme pour l’autre, il ne fit pas le déplacement. “En réalité, écrit Mabanckou, je redoutais le face-à-face avec cette femme que j’avais laissée souriante, pleine de vie.” Il ne lui a pas fait d’adieux, alors il lui a écrit un livre.
Dans ce livre, il a ouvert sa boîte de Pandore, il s’est fait l’archéologue de son enfance, de sa maison, de son foyer, il a rendu visite à tous ceux qu’il croyait avoir oubliés, a été acclamé par ceux qui ne l’avaient jamais oublié, il a croisé les héros de ses romans, “comme ils ont changé”, s’est-il dit – et nous aussi -, avec émotion, il s’est plongé dans son passé, a tracé quelques lignes avec le présent, il s’est souvenu qu’”avant d’être chaude, l’eau avait été froide”, il a retrouvé les parfums, les magiciens, embrassé les âmes, mortes ou vives, il a rendu grâce au ventre et à la terre qui l’ont porté, nous a enchantés, par tant de sincérité, et puis s’en est allé. Au moment de rentrer, Mabanckou se dit qu’il n’est pas allé au cimetière. Ce récit brûlant d’amour fait peut-être mieux. Il ressuscite en mots le lien puissant, ineffaçable, éternel, qui vibre entre un fils – unique – et sa mère, entre un écrivain congolais de la diaspora devenu une vedette en Europe et en Amérique et Pauline Kengué, “modeste paysanne de Louboulou”.
Lumières de Pointe-Noire, Alain Mabanckou. Seuil, 304 pages, 19, 50 euros. Parution : 3 janvier.
Découvrez un extrait de “Lumières de Pointe-Noire” :
Mon avion est prévu ce soir à vingt-trois heures. Je repars donc ce jour, un dimanche si tranquille que même les voitures roulent au ralenti sur l’avenue du Général-de-Gaulle alors que dans la semaine cette artère est l’une des plus animées de la ville.
Du balcon, je considère l’hôpital Adolphe-Sicé sans me rendre compte que mon café a refroidi. Bienvenüe est toujours hospitalisée. Il faut que j’aille lui dire au revoir, un geste qu’elle apprécierait, j’en suis sûr.
Deux corbeaux enamourés se bécotent au-dessus de l’établissement hospitalier. Un couple dont le plus agité est un mâle en rut. Ils s’accouplent, feront des petits au plumage aussi sombre que le leur pendant que certains malades, eux, partiront au pays où le soleil ne se lève jamais. Tout en observant leurs ébats, je songe à ce que je n’ai pas fait, à ce que j’aurais dû faire pendant ce périple. Par exemple me rendre au cimetière Mont-Kamba où reposent mes parents. C’est ce qu’aurait fait n’importe quel fils. Je n’avais pourtant pas noté cela dans la liste de mes visites. Parce que maman Pauline et papa Roger sont venus vers moi. Ils sont dans cette pièce depuis que j’y réside. Ils me voient écrire, corrigent de temps à autre mes égarements et me soufflent ce qu’il faut consigner. Et puis, je me dis que si je m’étais rendu au cimetière les autres défunts – mes oncles René et Albert, mes tantes Sabine et Dorothée, entre autres – m’en auraient voulu et ne m’auraient pas pardonné de n’être pas arrivé jusqu’à leur sépulcre. Une autre raison m’a retenu d’y aller : les défunts sont embarrassés lorsque les vivants font irruption dans leur jardin des allongés avant le jour de la fête de des morts. Ils ne tolèrent pas que quelqu’un pénètre ainsi dans leur chambre à coucher et les oblige à vite enfiler des habits convenables pour le recevoir…
Hier j’ai tenu à ne rencontrer personne. Je suis resté seul dans l’appartement à tourner en rond entre le balcon, le salon et la chambre à coucher. C’est le jour où j’ai le plus mis le nez dans mes écrits. Épuisé, je me suis assoupi, rêvant que j’avais des ailes, que je traversais la forêt du Mayombe jusqu’à échouer à Les Bandas, le village où ma mère avait acheté un vaste champ de manioc et de maïs et avait construit une maison en terre cuite. Dans ce songe tonton Jean-Pierre Matété m’informait que la maison et le champ étaient toujours là, qu’il faudrait que je m’en occupe car Les Bandas n’est plus un village : une autoroute passe désormais par là et mène jusqu’à Brazzaville.
Je me suis réveillé en sursaut à cause du bruit de la fenêtre qui s’était refermée violemment avec le vent. J’ai regardé pendant longtemps le tableau accroché au mur : la femme triste m’a souri. Du moins c’est ce que j’ai cru au moment où je me suis approché d’elle et que j’ai senti son visage se détendre, ses yeux s’illuminer avec la lueur du jour. Elle avait tout à coup les traits de ma mère…
J’avais souhaité me saouler le soir jusqu’à oublier que j’avais foulé la terre de mon royaume d’enfance. À quoi bon ? Pour ressembler à ce jeune homme que j’avais croisé en fin d’après-midi avant-hier dans le quartier Rex, un sans-abri qui paraissait heureux. Il voulait être pris en photo, montrer au monde entier qu’il vivait de peu, qu’il buvait dans son petit verre et s’en contentait.
– Je ne suis rien, mais je suis tout, avait-il lancé. Ma mère c’est la rue. Mon père c’est le soleil. Que veux-tu que je demande de plus au destin ?
Or la rue est la mère de tout le monde, de même que le soleil. Il était fier d’être un enfant de la rue. Et aussi un enfant du soleil.
– Je m’appelle Yannick, je veux être ton petit frère… Est-ce que tu m’accepterais ?
J’avais hésité, trouvant sa requête un peu farfelue. Et puis j’avais fini par accepter. Pourquoi d’ailleurs aurais-je dit non alors que je m’étais jusque-là inventé une fraternité en carton-pâte ?
Le soir j’ai rangé peu à peu mes affaires. Les plus précieuses étaient ces feuilles de cahier froissées et jetées dans la poubelle de la cuisine. Il y en avait aussi tout autour et il m’était impossible de toutes les relire. J’imaginais déjà la tête des douaniers ponténégrins lorsqu’ils ouvriraient ma valise et tomberaient sur cette paperasse. Ils me prendraient pour un débile mental ou pour un espion qui aurait dissimulé des informations capitales dans ce désordre. Se douteraient-ils qu’il y avait un peu de leur vie dans ces ratures nées des tergiversations de l’écriture ?
J’ai aussi rangé des livres publiés à compte d’auteur que plusieurs écrivains locaux m’avaient remis. Je me suis promis de les lire en Europe ou en Amérique. Il y a toujours quelque chose d’enrichissant dans la souffrance d’un créateur qui espère que sa bouteille à la mer arrivera à destination. Savoir que leurs oeuvres prendraient l’avion les réjouissait et les inquiétait à la fois. Ils étaient heureux parce que, pour un temps, je porterais le fardeau de leurs obsessions. Mais ils redoutaient aussi cette lecture puisque je leur avais rappelé que beaucoup de livres ne sont pas faits pour voyager et se désagrègent une fois que l’avion traverse les frontières. Ce sont des livres qui ne peuvent être lus que dans le lieu où ils ont été écrits. Ils n’ont pas de passeport, ne supportent pas les variations climatiques et trouvent que l’été du Nord n’est pas aussi chaud qu’une canicule des tropiques…
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Le chauffeur de taxi range mes bagages dans le coffre pendant que ma compagne prend les dernières photos des environs de l’Institut français et s’engouffre dans le véhicule.
Je regarde encore les lampadaires de l’avenue du Général-de-Gaulle. Cette lueur jaunâtre et ces insectes qui tournoient autour me donnent des vertiges. Au fond, cette ville et moi sommes dans une union libre, elle est ma concubine et, cette fois, je semble lui dire adieu. L’émotion est si vive qu’aucune larme ne coule de mes yeux.
J’entre enfin dans le taxi avec une interrogation qui ne me quitte pas et à laquelle je sais que je ne pourrai donner une réponse exacte : quand reviendrai-je encore à Pointe-Noire ?