Aujourd'hui, parlons éducation.Dernièrement, je me suis mis entre les mains ce manuel scolaire français publié en 1877 par les éditions Belin : "Le Tour de la France par Deux Enfants". Ce livre assez ancien, mais ayant rencontré un très grand succès (8,6 millions d'exemplaires vendus à ce jour), était destiné pendant longtemps à l'éducation des élèves de cours moyen à la lecture, la morale, la science, l'histoire et la géographie, le tout fortement imprégné de Républicanisme et de Patriotisme, et ce entre 1877 et les années 1950.Marquant dans sa durée, son succès et son exhaustivité, ce livre a en effet le mérite de lier l'apprentissage d'un grand nombre et d'une grande diversité de disciplines dans ses enseignements les plus objectifs et les plus fondamentaux (prodiguant à l'élève une culture élémentaire) par le biais d'une structure narrative et romancée, racontant le voyage de 2 enfants (André et Julien) par presque toutes les régions de notre pays (toutes étant cependant mentionnées).
L'Histoire
Le manuel met en scène deux enfants originaires de Phalsbourg (Lorraine) dont le père vient de mourir, faisant d'eux des orphelins. Désireux de rester français (comme leur père leur avait demandé) alors que la Moselle fait partie de l'Allemagne depuis peu, ils se mettent en quête de leur oncle vivant à Marseille, les entraînant ainsi dans un voyage à travers la France, leur réservant bien des dangers et autant d'apprentissages sur la vie et leurs pays. De la ferme des Vosges aux ports Marseillais, Bordelais et Nantais, en passant par les vins de Bourgogne, les industries de Saint-Etienne et Lyon, les pagres de France-Comté ou la ferveur parisienne, ils découvrent et s'émerveillent ainsi des charmes de leur pays, pour lequel ils développent peu à peu un fort sentiment d'attachement.Ils se plaisent également à découvrir les grands hommes qui font la gloire de la nation française (Lavoisier, Niepce, Portalis, Bossuet, ...) et à admirer les techniques d'industrie, de commerce ou d'agriculture permises par les progrès économiques (fabrication du beurre, du papier, techniques de vente, ...), ainsi que les connaissances scientifiques élémentaires (animaux de la mer, exotiques, phénomènes naturels, ...).Le Contexte
Le contexte politique et historique justifie à la fois le contenu idéologique et pédagogique de l'ouvrage.
Tout d'abord, ce livre, datant de 1877, né d'une période d'incertitude dans les coeurs de la société française : le pays sort d'une défaite militaire encore récente (1870) et d'un changement de régime : c'est le retour de la République, qui doit se consolider pour durer, et ne pas laisser de nouveau la place à une Monarchie.
Dès lors, le contenu patriotique et républicain du livre s'explique : le besoin de l'époque est de regrouper tous les français autour de ce qui les rassemble (la Patrie, la Nation, la République) afin de susciter le sentiment national propre à fonder durablement le nouveau régime, tout en exacerbant (mais dans le fond, assez peu) un certain désir de reconquête de l'Alsace-Moselle fraîchement annexée par la Prusse (car si le sentiment guerrier est peu présent voire même parfois dénoncé, le choix de deux enfants originaires de Lorraine n'est pas innocent).
De plus, le contenu pédagogique a du composer avec les oppositions de l'époque (cf infra).
Ce livre divulgue ainsi au sein de la société, à travers sa jeunesse, une certaine idée de la France qui me semble être une version sereine et équilibrée (bien qu'incomplète, à l'évidence), voire charnelle car teintée de sentiment (la fierté et la reconnaissance envers la "Mère patrie").
La France est dépeinte d'une manière positive de par sa diversité et ses richesses et fiertés (en terme de gastronomie, d'industrie, de terroirs, d'agriculture, de climats, de provinces, d'hommes marquants). Comme le résume si bien Jean-Pierre BARDOS (ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure, professeur de lettres classiques agrégé de l'Université), "le livre vante la diversité des provinces tout en leur interdisant la tentation du particularisme : chacune est différente et toutes sont la France, chacune est invitée à persévérer (...) pour concourir à la grandeur du Pays".La grandeur de notre pays, qui passe également par le génies des individus qui ont pu la composer, doit donc susciter son admiration et l'adhésion à cette vision volontariste (et non culturelle) de la nationalité.
Le livre insiste également sur une morale rigoureuse mais bienveillante comme structure de la société et des progrès qu'elle doit acquérir : épargne, droiture, discipline, solidarité, et même de façon plus sommaire : "Devoir et Patrie".
-L'édition du centenaire-
Description des enseignements
Ce manuel scolaire s'organise autour d'un certain nombre de thèmes assez variés : géographie, civisme, économie et droit (notions), histoire, science et technique, lecture et morale, le tout accompagné de maximes et autres préceptes moraux, et illustré par quelques 200 gravures.
On y apprend ainsi au détour des lectures que "Rien ne soutient mieux notre courage que la pensée d'un devoir à remplir", que "(l') on estime toujours ceux qui travaillent", que "se souvenir d'un bienfait, c'est montrer qu'on en est vraiment digne", ou encore qu'il faut "avoir un seul coeur pour aimer la France".Outre les cours de morale, sont distillés les savoirs fondamentaux, encyclopédiques et à caractère souvent purement objectifs (mais impliquant parfois une certaine "compétition"), dans les principaux thèmes évoqués, le tout orienté par l'itinéraire des enfants, si bien que les connaissances tournent avant tout autour des régions/provinces (au sens historique du terme d'ailleurs : sont peu évoqués les départements, sauf pour en connaître les chefs-lieux) : leurs localisation, leurs caractéristiques géographiques principales, leur histoire, leurs spécialités et leurs atouts, leurs grands hommes.
L'itinéraire, fruit du narrateur, est quant à lui relativement exhaustif et permet aux élèves de voyager en même temps que les protagonistes dans les différentes régions qui composent leur pays, tel que l'a mis en oeuvre l'auteur (G. Bruno, dont l'identité véritable est Augustine Fouillée, qui s'est inspiré de Jean Macé pour ce faire).
Des oublis majeurs
Tout d'abord, il convient de reconnaître que le livre évince complètement la question sociale. Les enfants, lors de leur voyage, ne sont jamais confrontés qu'à d'honnêtes travailleurs d'extraction et de mode de vie modestes, mais jamais à des personnes riches et bourgeoises.
Cela démontre que le livre est avant tout destiné à l'éducation fondamentale (c'est-à-dire avant le certificat d'étude, jusqu'auquel enfants de toutes conditions doivent parvenir) et non à une éducation supérieure (encore très largement "réservée" aux plus riches).
Cela n'est pas en soit dénonçable, mais a pour idée de gommer les inégalités socio-économiques de l'époque, ce qui nuirait à l'idéal de rassemblement patriotique de tous autour de la France, conduisant toutefois, par exemple, à presque "cautionner" le travail des enfants par cette phrase : "des enfants qui ne sont pas beaucoup plus âgés que toi (8 ans, NDLR) et qui travaillent de tout leur coeur" laissant supposer qu'ils l'ont choisi alors même que le livre en cause est censé les extirper de cette condition par un minimum vital.
En outre, le contenu pédagogique a du composer avec les oppositions de l'époque : Monarchie-République, mais surtout Anticléricalisme-Catholicisme. Ceci explique un contenu des plus objectifs certes (qui a donc été unanimement reçu, et c'est tout le succès de ce livre) mais faisant remarquer certains oublis majeurs : les Rois de France sont très peu évoqués (alors qu'ils représentent 15 siècles de l'histoire de notre pays), la révolution à peine plus (seulement par le biais de Mirabeau) et Napoléon n'est mentionné qu'indirectement par les réformes institutionnelles que la France a connu (le code civil notamment).
De même, les références au religieux sont assez peu nombreuses, alors que le phénomène est sommes toutes encore assez prégnant dans la société de l'époque. Elles seront même supprimées, de façon aussi ridicule qu'inutile, suite à 1905 et la Loi de séparation entre les Eglises et l'Etat (dont la version laïque paraîtra en 1906). Alfred Fouillée estimera en effet que dans les références de caractère religieux que comporte le livre, il n'y faut voir là, que "simplement la reconnaissance d'un fait historique (...) sans aucune prescription confessionnelle".Malgré ces oublis d'importance, il convient cependant de les relativiser, outre par le contexte idéologique et politique de l'époque, également par le fait que s'il s'agit d'un manuel "unique", il n'est en aucun cas le seul qui contribue à l'instruction, et peut bien évidemment être complété à l'époque par d'autres manuels plus complets et plus spécialisés, car plus thématiques.
Une référence de la pédagogie
L'itinéraire choisi (tant dans son déroulement que dans son mode d'apprentissage) est une sorte de prouesse, voire de chef d'oeuvre de pédagogie selon Jean-Pierre BARDOS : "faire coïncider la découverte du savoir et la découverte du monde, c'était, d'un même coup de talent, garantir l'intérêt de l'élève et porter d'emblée à leur point de perfection les desseins d'un enseignement primaire soucieux de délivrer (...) un savoir surtout pratique".
En effet l'intérêt de ce modèle est de romancer la connaissance (sans la dénaturer) pour la rendre plus accessible, plus attrayante et mieux assimilée.
L'idée de fond de ce manuel est par ailleurs clairement assumée et explicite, sa préface précisant ainsi que "s'ils (nos enfants) le (notre pays) connaissent mieux, (...), ils l'aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux le servir".
Outre donc l'outil ici utilisé (une histoire comme support), c'est également le but qu'il favorise qui fait référence en terme de transmission de la morale aux jeunes générations dans un but qui relève aussi bien de l'idéologique que du bon sens et de l'intérêt commun.
Il est également une référence en ce que, malgré un contexte complexe en termes de politique éducative, ce manuel fut aussi bien accepté par l'école républicaine que par l'école libre.
Si à l'évidence, tous les passages d'un tel ouvrage ne peuvent-être adéquats à l'éducation des enfants de nos jours, la majorité des leçons qui y sont dispensées peuvent de mon point de vue toujours servir d'appui dans l'apprentissage des connaissances brutes concernant notre pays tout en le faisant respecter, voire aimer.
De plus, la démarche qui consiste dans le fait de faire aimer la patrie à ses futurs citoyens (ou à d'autres d'ailleurs) et celle qui consiste dans l'idée d'administrer à tout un chacun les principes moraux à la base de la vie en société doivent, à l'instar de ce livre, toujours être les fondements de l'instruction des enfants.-La version de 2012-
Sources
-Le Tour de la France par deux enfants ;
-G. Bruno ;
-Jean Macé ;
-Postface de l'édition centenaire (dont je recommande vivement la lecture pour avoir un aperçu et un résumé très complet de l'ouvrage) ;
Rémi Decombe.