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Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 16 janvier 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Voilà plus d’un mois que j’ai mis la clé sous votre porte.  Et vous n’êtes pas encore sorti de vos gonds.  Oserais-je penser que sans mes balbutiements de salon, vous

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
cognez des clous ?  Il était grand temps alors que je brise le mur de mon silence et que je resserre mes boulons.  Ce repos m’a fait grand bien, et je vous reviens complètement marteau, avec l’ambition d’être cette année le clou du spectacle.

Attention mesdames et messieurs, dans un instant, ça va comm…

Et si au contraire, je ne valais plus un clou ?  Si je me prenais un râteau avec mes jeux de mots à la pelle ?  Et si j’avais perdu mon sens de l’humour, le Chat ?  Quelle tuile !  Il m’est bien arrivé d’oublier mon sens des responsabilités.  Et puis, il est vrai que j’égare parfois mon sens de la nuance.  J’ai bien le sens du contact, mais je n’ai jamais eu le sens de l’orientation.  Alors je fais comment, moi, pour retrouver mon sens de la répartie ?

À jeter l’humour par les fenêtres, me voici au pied du mur.  Mais je ne me lamenterai pas.  Et je ne débarrasserai pas le plancher non plus.  Si perte il y a, cela ne veut pas dire que c’est coulé dans le béton.  J’ai bien retrouvé mon sens de la famille.  Et pourtant, là où elle est, ma famille, ce n’est pas la porte à côté.

La famille, on nous la fournit clé en main à la naissance.  Enfin si on veut être précis, on nous offre les fondations, mais on ne peut pas les choisir.  On ne choisit pas sa famille.  Moi, j’ai de la chance, mes fondations sont solides, et ça a été un sacré bon départ pour me construire.  J’aurais pu bâtir des dépendances sur ces fondations, mais j’ai trouvé un autre mur porteur.  Un bon tuyau !  Faut dire que j’avais du monde au balcon, à l’époque.  Je lui ai offert mon permis de construire et je l’ai suivi.  Jusqu’ici.  Je n’ai pas dormi dans la baignoire et puis j’ai grimpé aux rideaux.  Nous avons longtemps été en chantier.  Une à une, trois petites fenêtres se sont ouvertes sur ce nouveau monde : Zoé, Tom, Lou.  Depuis on jette l’argent par ces fenêtres.  Mais ça, c’est une autre histoire.  En fait, il y en a eu beaucoup d’autres.  Des histoires.  Et il y en aura sans doute encore.  Motivées par ce désir de monter le colimaçon de ma cabane au Canada vers l’avenir.

On n’oublie jamais les fondations.  Elles sont précieuses.  Sauf que parfois, on ne prend que la peine de les maintenir hors gel.  Peut-être parce qu’on manque de temps et qu’on a ses propres araignées au plafond.  On finit par ne plus voir que midi à sa porte et on se dit pour s’acheter bonne conscience que quand le bâtiment va, tout va.  Et puis un jour, parce que nos murs ont des oreilles quand même, on apprend que sous la cave, ça fendille.  Santés en dents de scie.  Premiers problèmes de plomberie.

J’ai perdu mes grands-parents.  Les vôtres ne sont sans doute plus de ce monde, cher Chat, et vous serez peut-être d’accord avec moi pour dire que la mort, comme n’importe quelle rupture, exacerbe les sentiments.  Chacun de ces départs a fait ressurgir chez moi tout un nostalgique fourbi de souvenirs d’enfance, inévitablement accompagné de doutes et de regrets.  Ai-je assez dit à mon grand-père que je l’aimais ? Leur ai-je assez dit à tous les quatre, combien ils m’étaient chers ? À défaut d’apporter une réponse, ceux qui quittent le plancher de nos vaches nous donnent souvent une dernière leçon de vie.

Mes deux grands-pères sont nés au tout début du vingtième siècle.  Les fondations de l’époque soutenaient très souvent plusieurs étages et s’agrémentaient d’annexes.  La famille était nombreuse autour du patriarche, et on ne s’éloignait jamais bien loin de l’héritage parental.  Quand mes aïeuls ont fait le mur définitivement, mes assises immobilières en ont pris un coup.  Plus personne pour supporter le réseau de canalisation de la famille élargie ?  Oncles, tantes, cousins.  Inévitablement, on perd le contact.  On se croise parfois, oui.  Aux enterrements.  Liés dorénavant par des fantômes consanguins.

Aujourd’hui, le patriarche, c’est mon père.  Ma mère aussi.  Ma terre mère.  Ils m’ont donné le goût, l’odorat, la vue, le toucher, l’ouïe et pourtant je suis partie goûter, sentir, voir, toucher, entendre ailleurs.  Pour mieux envisager l’avenir.  Sans eux.  Couper le cordon de sécurité.  Pour tester mes propres fondations.  Fonder d’autres familles.  Une famille d’amis.  Une famille de collègues.  Une famille d’enfants.

Et pourtant un beau jour, avoir le sentiment d’avoir perdu un peu le sens de la famille.  Le sens de cette autre famille.  La toute première.  Le ciment originel.  Mais ne faut-il pas, le Chat, s’éloigner de l’héritage familial pour mieux s’en rapprocher un jour ?

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Pour ma part, ce sont les 80 ans d’un oncle qui ont été le déclencheur.  À Noël.  Cette année.  Un prétexte pour se retrouver tous sur la plage espagnole de mon enfance.  Oncles, tantes, cousins, réunis sans papi et mamie, pour une première fois.  Depuis plus de quinze ans.  Crier sur tous les toits, une poutre dans l’œil, qu’on n’a pas changé et s’aimer instantanément alors qu’on vient de faire chambre à part si longtemps.  Et pourtant, les mûres se lézardent.  On suspecte quelques ravalements de façade.  On se maquille à la truelle pour cacher les fissures.  Mais se dire qu’on est beaux tous ensemble.  Suivre des yeux les enfants qui ont pris notre place.  Avoir pris la place de nos parents.  Et trouver que le vieil oncle ressemble à papi.  Et sur cette plage, comme un lieu d’intégration affective, redécouvrir ces solidarités naturelles.  Retourner aux fondements précieux pendant qu’il en est encore temps.  Se découvrir humains, mortels et vulnérables comme ceux qui nous laisseront bientôt la première place sur la liste des prochains départs.

J’ai porté pendant quinze ans le deuil blanc de ma famille sans en être vraiment consciente.  Une saine folie ?  Peut-être faut-il commencer à se voûter soi-même, à imaginer ses propres parents plafonner pour que naisse le désir de rejointoyer la maison ancestrale.  Nous avons rendez-vous en 2015, sur la même plage.  Permettez, le Chat, que je le rappelle ici à mes parents, à ma sœur, aux oncles, tantes et cousins qui me lisent.  Permettez que je leur écrive — à défaut de leur dire (c’est plus facile) — que je les aime.

Et à vous, cher Chat, patriarche d’une autre famille à laquelle je suis heureuse d’appartenir encore cette année, je souhaite longévité afin de pouvoir vous écrire aussi longtemps que j’aurai le sens de l’humour.  Je ne crois pas l’avoir perdu.  J’avais peut-être besoin, au-delà du plaisir que m’apportent les mots, qu’ils immortalisent un peu mon histoire.

Sophie

Notice biographique

Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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