Les déclinologues et autres Cassandre prêchent depuis 10 ans avec succès. Les indicateurs socioéconomiques sont dans le rouge, les cotes de popularité des dirigeants et institutions au plus bas. Les talents commenceraient à quitter le navire… Au-delà de la polémique autour de leurs départs, le sentiment qu’il faudrait partir de France pour chercher ailleurs la bonne fortune est diffus dans certains milieux. Une tribune de Libération datant du 3 septembre, « Jeunes de France, votre salut est ailleurs : barrez-vous ! », en dit long sur cet état d’esprit.
La fuite ne résout pourtant rien : c’est en son sein que la société française doit trouver le ressort salutaire.
L’indispensable sursaut
Au cours des 40 dernières « piteuses » années, les problèmes se sont empilés, telles des strates géologiques. Leur nature est bien identifiée : économiques dans un premier temps (croissance en berne), puis sociaux (chômage de masse, inégalités), désormais sociétaux (délinquance, éducation, déclassement social, intégration), moraux (perte de confiance dans les élites) et financiers (dette abyssale). Demain, ils pourraient devenir politiques, avec une crise de régime ou un refus de payer l’impôt, voire géopolitiques avec un déclassement stratégique du pays. Notre système de financement de l’économie par la dette étant désormais à bout de souffle, il convient de trouver un nouveau modèle rendant compatible la pérennité de notre système social et le redressement du pays. La pire des choses serait le statut quo.
Deux modes d’actions radicalement différents s’offrent au pays : soit la rupture audacieuse avec le système actuel – sous l’inspiration d’un Mélenchon par exemple -, soit la course courageuse de l’économie du pays vers celle des économies les plus compétitives (Allemagne, Canada etc.). Le gouvernement a choisi, sans surprise, la seconde voie.
Le virage social-libéral du gouvernement
Le rattrapage de la compétitivité française doit sans nul doute passer par se « retrousser les manches », pour reprendre les encouragements de Maurice Thorez à la Libération, lorsque le pays était à reconstruire. C’est-à-dire accepter une période de transition au cours de laquelle les Français devraient travailler davantage, avec un taux de TVA plus important pour taxer les importations (la moitié de la consommation française), un marché du travail plus flexible pour permettre aux employeurs d’embaucher et aux salariés de se former toute leur vie. Parallèlement, l’Etat couperait drastiquement dans ses dépenses de fonctionnement et orienterait ses investissements vers les dépenses d’avenir. Le gouvernement louvoie vers ce social-libéralisme, même s’il le masque en gonflant les primes d’allocations de rentrée scolaire, en recrutant des enseignants ou en rendant possible l’accès à la retraite dès 60 ans.
Mais, pour retrouver sa puissance économique, légiférer n’est pas tout. Il s’agit également de changer d’état d’esprit.
Une minorité subit l’essentiel des méfaits de la crise économique
Les Français sont-ils prêts à cette mue culturelle ? Sur le papier, nos compatriotes peuvent parfois être révolutionnaires : ils sont ainsi favorables à un changement en profondeur du capitalisme (à 83% selon Opinion Way), taxé de tous les maux. Des révolutionnaires de papier en réalité… Car accepteraient-ils des changements qui les impacteraient directement, à faire des sacrifices individuels pour sauver le destin collectif ? Pour y être enclins, ils doivent être convaincus que le précipice est proche.
Certes, les Français ne sont pas dans le déni puisqu’ils ressentent la gravité de la crise, davantage que les crises précédentes (à 73%). Pourtant, pas moins de 87% des Français, selon le dernier Eurobaromètre, se déclarent satisfaits de leur vie actuelle (contre 32% au Portugal et en Grèce). Dans l’ambiance sinistre actuelle, c’est à se demander où l’on a été cherché les personnes interviewées… En réalité, rien de si étonnant à cela. Car si le pessimisme des Français est presqu’un record mondial, il porte avant tout sur l’avenir de la société française (seuls 29% d’optimistes selon CSA). Une majorité de Français (54%) reste confiante quant à sa situation personnelle. Une minorité est touchée de plein fouée par la crise : 16% – notamment les électeurs du FN, et les 35-54 ans – déclarent être personnellement très affectés par la crise. Le reste de la population est évidemment touchée, mais semble l’être indirectement. Ce qui la pousse à se recroqueviller sur ses avantages individuels et non à se lancer dans un projet collectif salutaire.
La majorité des Français rétive aux efforts
Le chômage reste, et de loin, la préoccupation principale des Français, on peut douter des moyens que les Français sont prêts à utiliser pour en venir à bout. 10% de nos compatriotes sont en recherche d’emploi, dont beaucoup de jeunes et de peu diplômés. Mais les détenteurs de CDI, largement majoritaires, sont-ils prêts à voir leur protection se réduire pour inciter les employeurs à embaucher parmi les 10% qui ne trouvent pas d’emploi ? Les expériences passées démontrent que les salariés ont tendance à s’arquebouter instinctivement sur ce qu’ils peuvent encore sauver. Les prochaines législations sur le contrat de travail seront donc à suivre attentivement dans l’opinion.
Autre exemple, les comptes publics : 54% se disent prêts à faire des efforts pour redresser les comptes du pays. Quand on connaît la situation financière catastrophique de l’Etat, ce chiffre apparaît très mesuré. Les Français se montrent même parfois empathiques face au taux d’imposition des riches. L’affaire Depardieu a bien démontré que l’opinion ne croit pas aux vertus du « tout impôt » pour remplir les caisses vides puisque les Français comprenaient davantage l’acteur (40%) qu’ils n’étaient choqués (35%). Il n’y a pas de consensus autour des efforts par l’impôt prônés par le gouvernement.
Enfin, un vrai doute réside dans l’esprit des Français sur la politique visant à soutenir les entreprises. En effet, une personne sur deux est opposée à la TVA sociale « light » du gouvernement, visant à réduire de 20 milliards les charges des entreprises, financées notamment par une hausse de 0,4% du taux de TVA.
La voie du redressement économique par l’effort de chacun est donc loin de trouver un terrain propice dans l’opinion.
Des Français sur la voie du conservatisme
Parallèlement aux difficultés économiques, les Français se sont engagés dans la voie du conservatisme en matière sociétale, les gens se montrant plus frileux en matière de changement. Inspirée par une tentation conservatrice et un goût toujours prononcé pour l’ordre, la société s’est braquée tout au long de l’année 2012 sur plusieurs sujets. L’opinion française a confirmé sa nette opposition à la dépénalisation du cannabis. Elle s’est montrée favorable à l’intervention de l’armée dans les banlieues et au rétablissement du service militaire. Elle a changé d’avis sur le droit de vote aux étrangers et l’adoption pour les couples homosexuels, s’y montrant désormais hostile. Elle a également accru sa méfiance à l’égard de l’Islam.
Dans cette atmosphère où tout semble figé et où chaque changement apparaît douloureux, la société actuelle a pourtant trouvé son chemin pour évoluer.
Une société en révolution sans le savoir
Tout n’est pas sclérosé : le cadavre bouge encore. Bien plus qu’un simple mouvement, la société vit une de ces révolutions qui en transforment son fonctionnement. Selon le dernier livre de Michel Serres, la focalisation du discours médiatique sur les déficits publics, le chômage ou la désindustrialisation masque le bouleversement en cours, provoqué par la révolution du numérique. L’accès à tous, et de manière instantanée, à l’information donne à chacun la possibilité de rééquilibrer les rapports entre ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir et les autres. Car, au-delà du changement technologique, la transformation est avant tout culturelle. Les relations entre le médecin et son patient sont ainsi chamboulées puisque le patient fait désormais son propre diagnostic, alimenté par la lecture de forums, avant de consulter. Les individus de toute culture sont désormais reliés entre eux, sans filtre. L’instantanéité accélère notre rapport au temps. La circulation des informations est telle qu’elle tend à faire de la transparence une règle absolue. La généralisation du personal branding tend à développer le narcissisme individuel. L’invention de l’imprimerie avait refaçonné le monde, celle du numérique pourrait accoucher du Galilée ou du Martin Luther du XXIème siècle.
Pendant qu’une minorité de Français prend l’essentiel de la crise dans la figure, on ne décèle pour l’instant aucune volonté de rebond collectif en France. Uniquement de l’abattement, du conservatisme ou de la fuite. La révolution en cours est surtout individuelle, au travers du triomphe du « moi », et de la communauté avec le renforcement des liens virtuels entre personnes partageant les mêmes intérêts sur les réseaux sociaux par exemple. On serait tenté de dire que seule une catastrophe nationale pourrait ressouder, dans l’épreuve, les individualités qui composent le tissu national. Et à nous rendre collectivement résilients.