Dans un précédent billet, j'ai essayé de me demander ce qu'il y aurait à perdre si l'on renonçait aux croyances infondées qui peuplent les traditions spirituelles, pour ne garder que l'expérience brute et des croyances fondées en raison - bref la science et ce qui se rapproche du vraisemblable. Que resterait t-il d'une tradition comme le bouddhisme ou le non-dualisme si je laissais tomber les vies passées et futures, le karman, Dieu et autresarrières-mondes ?
J'avais répondu que l'expérience de la non-dualité ne s'en trouve en rien affectée. Car cette expérience invite à la suspension du jugement plutôt qu'à la croyance aveugle ; voire à la curiosité, plutôt qu'à un "saut de la foi". De plus, le silence propre à cette expérience procure les mêmes bienfaits qu'une réponse de type religieuse, sans ses inconvénients (obscurantisme, fanatisme, stagnation, souffrance). En effet, tout se passe comme si l'expérience de la non-dualité était la réponse ; ou comme si le besoin de sens et de consolation disparaissaient dans ce silence, par excès de clarté, de transparence pour ainsi dire. Non-dualité et scepticisme - ou, du moins, une attitude de sobriété dans le domaine des croyances et des hypothèses métaphysiques - semblent compatibles.
Soit. Ce n'est pas rien. Mais j'avais avant cela distingué deux grands "climats" de l'expérience intérieure : l'expérience du silence, d'abord, qui est une expérience de conscience limpide, sans poids, bienheureuse. Une expérience de connaissance, de lucidité donc, dans laquelle lucidité ne rime pas avec souffrance mais avec bien-être.
Cependant, à côté de cette expérience de conscience, il existe bel et bien un autre registre - même si les deux sont toujours plus ou moins mélangés -, celui d'une expérience de la volonté ou bien du cœur, comme on voudra. Une expérience affective, émouvante plutôt que connaissante. Elle correspond plus typiquement à l'expérience mystique de l'amour de Dieu telle qu'on la décrit dans les traditions théistes - mais pas exclusivement. Cette famille d'atmosphères spirituelles se distingue de celle d'une conscience simple, non-duelle, en ce qu'elle déborde de vie, de félicité, de sens, de valeur et d'un sentiment de communication-communion, en même temps qu'elle ne s'accompagne pas de science, puisqu'elle touche d'abord à la volonté, à l'affect. On peut très bien aimer, ou se sentir aimé, entraîné dans une relation d'amour, sans savoir le moins du monde qui on aime. C'est le "pur amour" des mystiques chrétiens.
Or, cette sorte d'expérience-là semble bien moins compatible avec le scepticisme, l'agnosticisme où le pragmatisme professés plus haut. Car, bien qu'il soit affectif plutôt que cognitif, il invite presque directement, semble-t-il, à une interprétation, au contraire du silence qui penche vers la sobriété. Et pas n'importe quelle interprétation. Alors que l'expérience du silence invite... au silence, l'expérience de l'amour-félicité, éprouvé comme une sorte de vibration dans la poitrine, semble presque appeler les mots "Dieu", "personne", et tout l’enchaînement du vocabulaire théologique standard. Il ne fait guère de doute que cette expérience est l'origine subjective et consciente des croyances théistes, ainsi que d'une bonne partie des croyances au paranormal. On y éprouve en effet le sentiment, de l'ordre de l'évidence, d'une connexion immédiate avec toute chose - un ressenti d'unité avec l'univers accompagné du sentiment tacite que "tout va bien, quoiqu'il arrive", même si l'on est bien incapable de dire pourquoi, à moins, justement, de reprendre en coeur les réponses "classiques" de la théologie (chrétienne ou hindoue, cela ne fait guère de différence ici).
Autrement dit, alors que le silence simple invite à l'agnosticisme, la prise de conscience de soi, le coeur, lui, invite à la gnose. Le silence semble d'un tempérament économe, alors que l'amour déborde, nous force pour ainsi dire à l'excès de parole. Du reste, ce genre de mystique "nuptiale" et personnelle a engendré les plus beaux textes les plus novateurs dans toutes les langues. Que l'on compare, sur ce point, les soûtras bouddhistes et les poésies des amoureux de Dieu.
Au final donc, tout se passe comme si ce genre d'expérience était inséparable de l'attitude du croyant, théiste singulièrement. Elle semble donc devoir résister au scepticisme agnostique et pragmatique qui semble aller si bien au bouddhisme ou au taoïsme "philosophique" d'un Zhuang Zi.
Mais cela est-il si vrai ? L'expérience du cœur est-elle bien l'apanage des croyants, des religieux, des gens de foi ? Faut-il enfin se résoudre à en faire le trésor des théistes ? Notez que l'on dit, dans la même veine, qu'une morale ne peut exister sans Dieu, que la science est incapable de répondre aux questions existentielles, de me dire pourquoi je dois préférer le bien d 'autrui au prix du mien. Pas de morale, pas de sens, pas de valeur, pas d'accomplissement de soi sans Dieu, donc pas de véritable plénitude de l'expérience intérieure sans la reconnaissance du fait que cette expérience vient d'un Dieu créateur, personnel et tout-puissant, façon Moïse.Mais est-ce bien le cas ?
Je ne le pense pas.
Pourquoi ?
Eh bien, pour commencer, je crois qu'il ne faut pas négliger la distinction entre le fait et son interprétation. Mais ne viens-je point d'admettre que l'expérience "du coeur" comportait pour ainsi dire une interprétation inhérente, celle d'être en présence d'une source transcendante (bien qu'éprouvée au plus intime de soi) douée de tous les attributs de Dieu ? Cette présence étant intime et immédiate au plus haut degré, "plus proche de moi que moi", quels motifs aurais-je d'en douter ? En l'absence d'intermédiaires, comment pourrait-il y avoir erreur ou illusion par une quelconque déformation ? Puisqu'il y a union "sans intermédiaire" (même si l'on y reconnaît une certaine différence des personnes, "pour pouvoir goûter le sucre" et autres raisons du même tonneau), comment pourrait-il se produire la moindre déviation ? Ne s'agit-il pas d'un "toucher", d'un "goût", d'un contact donc, plus immédiat que la vision si sujette à l'erreur ?
Je crois qu'il est facile de réfuter ces arguments. L'immédiateté prouve ma sincérité, sans doute. Elle n'établit en rien que je sois réellement en contact intime avec une entité transcendante. Puisqu'il est question d'amour, prenons-le en considération. Quoi de plus intime que le sentiment amoureux ? Mais quoi de moins fiable, aussi ? Vraiment, quoi de plus faillible que les élans du coeur ? Sur ce point, je suis d'avis qu'il faut rejoindre Spinoza quand il affirme que "la liberté des hommes n'est que l'ignorance des causes qui les déterminent" et qui les déterminent à aimer, à sentir, à accepter et à rejeter, n'en déplaise à ceux qui voient - ou plutôt qui sentent dans le coeur - une source de connaissance fiable. Dès lors, la conscience perd également une bonne partie de son crédit. En effet, je me crois libre parce "que je saisce que je veux". Mais le plus souvent, je ne sais pas pourquoi je le veux, je ne connais pas - faut de m'en soucier - la raison suffisante pour laquelle, par exemple, j'aime telle personne et je déteste telle autre. Alléguer "l'énergie", une quelconque "vibration", nos horoscopes ou les vies antérieures, c'est expliquer un mystère par un autre, qui a en outre le défaut d'échapper à tout examen rationnel - et donc à toute critique, à toute réfutation possible. Bref, c'est là le royaume - séduisant mais trompeur - des pirouettes dans lesquelles se réfugient la plupart des hommes.
Mais si ce n'est pas Dieu, si ce n'est pas la source transcendante de l'univers, qu'est-ce donc que je sens ici ? Eh bien, il existe mille explications moins déraisonnables, n'en doutons pas. Il suffit de prendre son courage à deux mains et d'ouvrir n'importe quel magazine scientifique pour tomber sur une conjecture vraisemblable : l'expérience du coeur est une expérience du corps. Le corps paraît banal et vulgaire. Mais c'est encore, comme dit encore Spinoza, une illusion de la conscience. la conscience, en manifestant un objet, nous fait croire que nous le connaissons. Mais en réalité, la conscience que nous avons du corps n'est que la partie émergée de l'iceberg. En particulier pour ce qui est du cerveau, lequel est, jusqu'à preuve du contraire, l'objet le plus complexe de l'univers. A contrario, il n'existe pas une seule preuve de l'existence de Dieu, de la Providence, de l'âme, ou d'une quelconque vie personnelle après la mort du cerveau.
En outre, qui dit invitation ne dit pas nécessité. Certes, cette expérience du coeur invite à, oriente vers, une certaine interprétation. Mais, n'en déplaise aux croyants, un peu de réflexion suffit à m'instruire du fait que cette "invitation" n'est qu'une illusion due à mon ignorance des autres interprétations possibles. Celle du bouddhisme ; celles des neurosciences ; celles des philosophies de l'esprit. J'ai le choix. Si donc je choisis, je dois donner mes raisons. Or, j'ai bien peur qu'il n'y ait pas de raisons valables de choisir une interprétation théiste et qu'il ne manque pas de bonnes raisons pour préférer une interprétation athée des expériences mystiques, même les plus imposantes sur le plan affectif.
Vous me direz, pourquoi renoncer au trésor des théologies mystiques ? Pourquoi se priver de ce qui semble si bon, si beau, si vrai, si évident, si consolateur, si salvateur, pour aller vers ce qui est inconnu, incertain, obscure et fade ?
Je répondrais en trois points.
D'abord, l'interprétation théiste, comme toute croyance irrationnelle, se paye. Chaque jour, des gens tuent et se font tuer au nom de ces folies. Il faut et il suffit d'ouvrir les yeux : pouvez-vous donner un seul exemple d'une horreur qui n'ait pas une croyance irrationnelle comme ingrédient ? Moi, je n'en vois guère.
Ensuite, dire que le choix de l'athéisme, du pragmatisme, du nihilisme (pourquoi pas ?), de la raison et de la science, est un choix aride, sec et dépourvu d'attrait, c'est simplement étaler son ignorance en ces matières. Je constate que la science a beaucoup à offrir en matière d'éthique, de politique et même de spiritualité. Quoi de plus merveilleux que le récit du Big Bang ? Quoi de plus vertigineux que l'histoire de la physique quantique ou la découverte des fractales ? A côté, les histoires de famille d'Abraham paraissent aussi intéressantes qu'un article de (pseudo)presse people !
Enfin, je puis parfaitement être incroyant, athée, sceptique, avoir soif de raison et de bon sens, tout en savourant les mythes, les légendes et les fables des traditions spirituelles, ainsi que les états de conscience les plus exotiques. Tout comme je puis apprécier la leçon d'une fable de La Fontaine sans me mettre à croire que les corbeaux parlent ! Comme je l'ai expliqué ailleurs, cela rend même plus savoureuse la dimension fantastique de toute aventure intérieure.
Donc je puis bien abandonner les croyances irrationnelles et dangereuses sans renoncer ni trahir l'expérience spirituelle en toutes ses nuances.