La promesse trompeuse de la démocratie

Publié le 16 janvier 2013 par Copeau @Contrepoints

Après 23 ans de règne sans partage en Tunisie, Ben Ali fut le 1er dirigeant d’un pays arabe à quitter le pouvoir sous la pression de la rue. Deux ans après sa chute, le 14 janvier 2011, voici une analyse qui éclaire les enjeux des révolutions arabes et, plus généralement, de la démocratie.

Par Karel Beckman*, traduction Mathieu Chauliac, Institut Coppet

Article publié en collaboration avec l'Institut Coppet

Les gens du monde entier luttent contre les régimes autocratiques au nom de la liberté et de la démocratie. Ils ont raison de se battre au nom de la liberté, mais tort de se battre au nom de la démocratie. Les libertariens devraient prendre position clairement pour expliquer que la voie démocratique ne conduit pas à la liberté mais à l’esclavage.

La plupart des libertariens ne font aucune difficulté pour soutenir les peuples dans leurs mouvements spontanés de protestation contre les régimes autoritaires partout dans le monde. Contrairement aux néo-conservateurs ou aux libéraux, les libertariens ne sont pas inquiets des menaces sur la « stabilité » d’un État soutenu par les Américains. Ils ont toujours eu conscience du risque de « blowback » (retour de flamme) consécutif au soutien de dictatures, car les populations opprimées se révoltent non seulement contre leurs oppresseurs mais finissent également par se retourner contre leurs soutiens occidentaux. L’Histoire depuis l’après-guerre est truffée d’exemples de ce phénomène.

Mais que pensent les défenseurs des libertés de la propension de ces manifestants à se battre généralement pour davantage de démocratie ? Car il est indéniable que ce que les dissidents demandent dans les pays autoritaires comme la Russie, la Chine, l’Égypte, la Tunisie et les États du Golfe persique, ce sont en dernière instance des « élections libres ». D’ailleurs, la première de ces manifestations modernes qui a eu lieu place Tiananmen en 1989, s’est fait connaître sous le nom de Mouvement Démocratie 89.

Voilà un dilemme de taille pour les libertariens. Certes, depuis la publication par Hoppe du célèbre Democracy – The God That Failed en 2001, les libertariens sont devenus de plus en plus critique sur l’idée même de démocratie. On peut dire que grâce à Hoppe, ils ont redécouvert la dimension antithétique de la démocratie et de la liberté.

Comme Hoppe et d’autres l’ont expliqué, la démocratie (« gouvernement par le peuple ») n’est pas du tout la même chose que la liberté (« liberté de l’individu »). Dans un système de « peuple souverain », toutes les décisions importantes relatives aux différents aspects de la société sont prises par «le peuple», c’est à dire par le gouvernement démocratiquement élu censé représenter le peuple, en d’autre termes : l’État. Dans un tel système, les gens se tournent naturellement vers l’État pour résoudre leurs problèmes ou pour traiter des maux de la société. La conséquence logique – puisque l’interventionnisme tend à s’auto-entretenir – est cette constante expansion du pouvoir de l’État.

Voici exactement ce qui s’est passé en pratique, dans les pays démocratiques. L’avènement de la démocratie a insidieusement affaibli plutôt que défendu le droit de propriété et les libertés individuelles dans les pays occidentaux. Le pouvoir de l’État n’a cessé de croître au cours des 100 à 150 dernières années, accompagnant l’augmentation des références au concept de démocratie par les gouvernements. Entre le 19ème siècle et la Première Guerre mondiale, la charge fiscale en vigueur dans un pays comme les États-Unis se limitait tout au plus à quelques pourcents, sauf en temps de guerre. L’impôt sur le revenu n’existait pas et était même interdit par la Constitution.

Mais comme les États-Unis ont été transformés, passant d’un État fédéral décentralisé à une démocratie parlementaire, le pouvoir du gouvernement n’a cessé d’augmenter. Les dépenses du gouvernement des États-Unis sont passées d’environ 7% en 1870 à 42% en 2010 (chiffres de The Économist). Les dépenses publiques et l’endettement sont désormais parvenus à un niveau totalement hors de contrôle. Ce constat se répète dans chacune des autres démocraties occidentales.

La stupéfiante quantité de lois par lesquelles le gouvernement contrôle les citoyens a été augmentée au-delà de tout ce que les Pères Fondateurs auraient pu imaginer dans leurs rêves les plus fous. Le Code of Federal Regulations (CFR) – qui énumère toutes les lois adoptées par le gouvernement fédéral –tenait en un seul livre en 1925 mais nécessite en 2010 ni plus ni moins que 200 volumes, et le seul index occupe plus de 700 pages. Il contient des règles pour tout ce qui vit sous le soleil, depuis la norme en vigueur pour un bracelet de montre à la façon dont les rondelles d’oignons doivent être découpées dans les restaurants.

Pire encore, on compte un demi-million de détenus derrière les barreaux aux États-Unis rien que pour les « crimes liés aux drogues ». Personne n’est à l’abri des forces de l’ordre ces jours-ci et n’importe qui peut être enfermé sous le moindre prétexte. Aucun «droit» n’est sacro-saint, ni le celui de liberté d’expression ni celui de propriété privée.

Et aucun signe d’amélioration ne point à l’horizon. On peut dire, selon le mot de Lew Rockwell, que « chaque jour nos marchés sont moins libres, nos biens moins sécurisés, nos lois plus arbitraires, nos fonctionnaires plus corrompus et notre idéal de liberté un souvenir plus lointain. »

Rébellion et révolution

Il va de soi que ce n’est pas de cette façon que les manifestants conçoivent l’idée de démocratie. Ils l’associent bien évidemment à la liberté.

Ce que les gens appellent de leurs vœux dans les États dictatoriaux ce sont deux choses : un niveau de vie décent, et la maîtrise de leur propre vie – de leur environnement, de leur carrière et de leur vie sociale. Pour le moment ils n’ont aucun droit de regard sur les lois qui régissent leur vie. Ils n’ont aucun contrôle sur leurs biens ou sur leur environnement. Ils ne peuvent pas créer une entreprise sans l’autorisation de bureaucrates corrompus. Ils n’ont aucun pouvoir sur des évènements tels que la construction d’un barrage qui va inonder leur village ou d’une usine polluante qui va détruire leurs cultures. Et le seul moyen qu’ils ont pour se débarrasser de leurs dirigeants est la révolte et la révolution.

Ils voient dans la démocratie la solution à tous leurs problèmes. Ils sont persuadés que la démocratie va leur donner les moyens de choisir leurs propres dirigeants ainsi que les lois qui les régissent afin de leur permettre de recourir à des tribunaux indépendants lorsque leurs droits sont bafoués. Et ils croient que la démocratie va leur apporter la prospérité.

Ces certitudes sont parfaitement compréhensibles. Après tout, dans les pays démocratiques occidentaux les citoyens ont un certain contrôle sur leur vie. Ils sont capables dans une certaine mesure, de choisir leurs gouvernants ou de s’en débarrasser par le vote. Ils ont des tribunaux plus ou moins indépendants auxquels ils peuvent faire appel s’ils estiment que leurs droits ont été violés. Ils sont dans une certaine mesure libres de se déplacer, d’aller chercher un meilleur emploi ou une vie meilleure ailleurs (au moins dans leur propre pays). Et leur niveau de vie est généralement plutôt élevé.

Telles sont les promesses que la démocratie fait miroiter aux peuples opprimés du monde.

Ce que ces gens opprimés ne réalisent cependant pas c’est que les citoyens qui jouissent de la liberté et de la richesse dans la plupart des pays occidentaux ne doivent pas cela à la démocratie dans leurs pays mais à des systèmes démocratiques bâtis sur des fondements libéraux classiques.

Toutes les libertés dont bénéficient les Américains (ou dont ils ont jadis bénéficié) – la propriété privée, la liberté de circulation, la liberté d’expression, l’indépendance des tribunaux et les pouvoirs limités des dirigeants – ont été établies par les Pères Fondateurs après la révolution américaine (en partie inspirée des traditions classiques et libérales britanniques). C’était avant l’avènement de la démocratie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Et ce constat vaut dans d’autres pays occidentaux. D’abord vint la liberté individuelle, puis vint l’État-Nation démocratique.

Dans les démocraties qui se formeront peut être en Égypte, en Tunisie, en Libye, ou, qui sait, en Chine, pays où il n’y a pas de tradition libérale classique, il n’y a aucune raison de s’attendre à ce que l’avènement de la démocratie conduise à davantage de liberté. Bien au contraire, étant donné que « le peuple» dans ces nouvelles démocraties demande que l’État accomplisse leurs souhaits, on assistera très probablement à la création de dictatures socialistes, nationalistes ou religieuses.

Lors des premières élections libres en Égypte, les partis libéraux et laïcs qui ont initié la révolte place Tahrir, n’ont obtenu que 7% des voix. Les Frères musulmans et d’autres partis islamiques radicaux sont devenus les plus grands partis, et de loin. En Tunisie, le même phénomène s’est produit. Il semble tout à fait improbable que les islamistes appellent à l’instauration d’une société libre. Bien au contraire ils sont susceptibles de faire l’inverse et de soumettre la société tout entière à la charia.

Or, cela n’est pas un problème exclusivement arabe ou islamique. Dans des pays comme le Venezuela, la Thaïlande et la Hongrie, les dirigeants élus n’ont pas vraiment l’intention d’établir des sociétés libres. Si la Chine quant à elle prenait un virage démocratique, certains partis ultra nationalistes pourraient refaire surface.

Donc, bien que les partisans de la démocratie en Occident aient à juste titre salué le mouvement du printemps arabe comme une victoire pour la démocratie, ce mouvement ne s’avèrera sans doute pas (à quelques exceptions près) constituer une victoire pour la liberté.

On pourra bien sûr poser les questions suivantes : Les Frères musulmans n’ont-ils pas le droit de choisir leur propre vie ? De se conformer à la charia, par exemple, s’ils le désirent ? La réponse est oui. Le problème, c’est que dans une démocratie – dans un État-nation démocratique – ils n’entendent pas seulement gouverner leur propre vie, mais étendre un contrôle sur l’ensemble de la société. C’est comme cela que le système démocratique fonctionne.

Que devons-nous, en tant que libertariens conséquents dire à ces gens courageux qui affrontent là-bas canons et tanks dans une lutte pour la liberté ? N’allons-nous pas les décevoir si nous affirmons qu’ils ne devraient pas se battre pour la démocratie ? La réponse est non. Pas si l’on explique qu’ils devraient se battre non pour la démocratie mais pour la liberté. Que cela signifie concrètement qu’ils ne doivent pas tenter de remplacer leur régime autoritaire par un État-Nation démocratique, mais qu’ils devraient plutôt chercher à se détacher de l’État en général, travaillant à la création de leur propre société libre décentralisée dans un territoire qui leur appartient. Certes, il n’est pas certain que la majorité les laisse faire mais là encore, cela dépend des circonstances.

Tout cela devrait nous inciter à réfléchir à ceci : n’est-ce pas ce que nous devrions aussi essayer de faire chez nous, dans le monde occidental ?

Source : http://lewrockwell.com/orig13/beckman1.1.1.html

*Karel Beckman est co-auteur, avec Frank Karsten, d’un essai limpide sur la démocratie. Dans ce livre intitulé Beyond Democracy, les auteurs démontrent clairement à travers 13 mythes fort répandus quels sont les problèmes posés par le système démocratique, et pourquoi l’idée de démocratie est fondamentalement opposée à l’idée de liberté. Beyond Democracy sera bientôt disponible en français sous le titre : Dépasser la démocratie.

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