Deleuze : devenir imperceptible

Publié le 15 janvier 2013 par Joseleroy

Maël Le Garrec a fait hier chez moi une conférence très interessante sur le désir chez Deleuze.

Voici un texte de Deleuze et Guattari qui propose de devenir imperceptible, transparent,  pour être le monde. Deleuze mystique ?

jlr

"On dirait d'abord : être comme tout le monde. C'est ce que raconte Kierkegaard dans son histoire de « chevalier de la foi », l'homme du devenir : on a beau l'observer, on ne remarque rien, un bourgeois, rien qu'un bourgeois. C'est ce que vivait Fitzgerald : à l'issue d'une vraie rupture, on arrive... vraiment à être comme tout le monde. Et ce n'est pas facile du tout, ne pas se faire remarquer. Etre inconnu, même de sa concierge et de ses voisins. Si c'est tellement difficile, « être » comme tout le monde, c'est qu'il y a une affaire de devenir. Ce n'est pas tout le monde qui devient comme tout le monde, qui fait de tout le monde un devenir. Il y faut beaucoup d'ascèse, de sobriété, d'involution créatrice : une élégance anglaise, un tissu anglais, se confondre avec les murs, éliminer le trop-perçu, le trop-à-percevoir. « Eliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité », plainte et grief, désir non satisfait, défense ou plaidoyer, tout ce qui enracine chacun (tout le monde) en lui-même, dans sa molarité. Car tout le monde est l'ensemble molaire, mais devenir tout le monde est une autre affaire, qui met en jeu le cosmos avec ses composantes moléculaires. Devenir tout le monde, c'est faire monde, faire un monde. A force d'éliminer, on n'est plus qu'une ligne abstraite, ou bien une pièce de puzzle en elle-même abstraite. Et c'est en conjugant, en continuant avec d'autres lignes, d'autres pièces qu'on fait un monde, qui pourrait recouvrir le premier, comme en transparence. L'élégance animale, le poisson-camoufleur, le clandestin : il est parcouru de lignes abstraites qui ne ressemblent à rien, et qui ne suivent même pas ses divisions organiques ; mais ainsi désorganisé, désarticulé, il fait monde avec les lignes d'un rocher, du sable, et des plantes, pour devenir imperceptible."

Deleuze et Guattari, Mille plateaux, pp.342-343