Après avoir fixé une rémunération plancher qui maintient une partie de la population hors de l'emploi, les hommes politiques souhaitent aujourd'hui fixer une rémunération plafond, appuyés dans les deux cas par des économistes capables de dire avec beaucoup de sérieux qu'ils sont plus légitimes que celui qui versera le salaire et celui à qui il sera versé pour en fixer le niveau.
Par Baptiste Créteur.
James Galbraith, économiste américain, signe "Ce que la société doit attendre des plus riches", traduit et repris par Le Monde. Dans cette tribune, il explique que les chefs d'entreprise sont des voyous qui ne méritent pas de rémunérations élevées, qu'ils utilisent d'ailleurs dès qu'ils en ont l'occasion pour s'acheter des yachts et des résidences de luxe. Espérons que les hommes politiques français comprendront grâce à lui le ridicule de leurs positions, notamment vis-à-vis des chefs d'entreprise.
Il est probable que Depardieu ne peut pas dissimuler ses revenus au fisc français aussi facilement que le peut – et, sans aucun doute, le fait – un banquier ou le patron d'une grande entreprise.
Un banquier ou le patron d'une grande entreprise est sans aucun doute malhonnête et dissimule sans aucun doute une partie de ses revenus au fisc français, ce que Gérard Depardieu pourrait plus difficilement faire – sans que l'économiste prenne la peine d'expliquer pourquoi, ni en quoi cela change quelque chose. Diaboliser le chef d'entreprise sert le propos ; peu importe qu'on donne l'apparence de la certitude à des suppositions.
Malheureusement, la réforme fiscale américaine de 1986 a eu une conséquence désastreuse : elle a contribué à faire exploser la paie des chefs d'entreprise, car ceux qui se trouvaient à la tête de grandes sociétés ont estimé plus avantageux de s'accorder de généreuses rémunérations. En conséquence, des résidences et des yachts somptueux occupent les banlieues et les marinas américaines.
Conséquence désastreuse d'une réforme qui réduit la pression fiscale : les individus s'enrichissent. Ils s'offrent alors des yachts et des villas – sans parler des voitures de sport et des orgies, que l'économiste tait poliment. L'enrichissement matériel est désastreux, surtout s'il permet à certains de consommer des biens de luxe que d'autres ne pourraient pas s'offrir. De la même façon, l'enrichissement intellectuel est désastreux puisqu'il permet à certains d'apprécier des œuvres et de manier des concepts inaccessibles à d'autres ; mieux vaut donc systématiquement niveler par le bas.
Les actionnaires déterminent la rémunération du chef d'entreprise en fonction du talent qu'ils lui prêtent ; les rémunérations élevées visent à attirer et retenir les meilleurs afin qu'ils permettent à l'entreprise d'être rentable. Mais pourquoi un économiste s'opposerait-il à l'enrichissement des chefs d'entreprise ?
En vérité, le cas de Depardieu est très différent. Son enrichissement a été possible grâce à son talent. Ce n'est pas le cas des dirigeants d'entreprise ! Leurs revenus proviennent de sociétés qui ont gagné de l'argent grâce à un effort collectif. Il est donc normal qu'un taux marginal d'imposition très élevé discipline les salaires et les bonus des chefs d'entreprise, et, par voie de conséquence, encourage (entre autres) ces derniers à redistribuer une part plus importante des recettes à leurs employés.
L'explication est simple : les dirigeants d'entreprise s'enrichiraient grâce à un effort collectif. À ce titre, il serait donc normal de limiter autant que faire se peut leurs rémunérations, de discipliner ces dirigeants qui n'ont aucun mérite. Dans cette vision, c'est l'effort collectif qui innove ; les idées sont présentes dans l'air du temps et quelqu'un les saisit avant les autres. C'est l'effort collectif qui dirige ; un chef d'entreprise prend aujourd'hui ses décisions par sondages successifs parmi ses salariés. C'est l'effort collectif qui coordonne ; l'information circule parfaitement entre des salariés qui ont tous conscience de leur but commun et du rôle qu'ils doivent jouer pour l'atteindre. Le talent, l'effort et la réussite d'une entreprise seraient uniquement collectifs, sans qu'on ait à se poser la question de ce qui permet à ce collectif de se coordonner vers un même but sur un périmètre large et une durée longue.
C'est le rôle que jouait Depardieu dans ses entreprises. Fait que semble ignorer l'économiste, l'acteur est également à la tête de plusieurs entreprises ; son succès au cinéma et au théâtre serait donc lié à son talent personnel, mais tout succès entrepreneurial serait lié à un effort collectif dont il n'est en rien responsable.
Ce présupposé fort est accompagné d'un autre présupposé, et non des moindres. Selon James Galbraith, diminuer et plafonner arbitrairement les rémunérations des dirigeants d'entreprise les amènera non à réduire leur implication et la valeur qu'ils créent, mais à verser des salaires plus élevés aux salariés. Ainsi, plafonner les salaires des dirigeants diminuerait les inégalités sans réduire la richesse créée ; une meilleure distribution des revenus, arbitraire et dogmatique, sans en affecter le montant total. Il semble d'ailleurs évident que les actionnaires, dans l'impossibilité où ils se trouveront de verser de hautes rémunérations, ne les verseront pas aussitôt en dividendes : ils préféreront récompenser l'effort collectif plutôt que leur investissement.
La difficulté réside dans la façon d'en exempter les cas exceptionnels comme celui de Depardieu. En l'absence d'un moyen pour distinguer, sur le plan fiscal, le cas de cet acteur de ceux des patrons de Dassault ou de Paribas, faisons preuve de retenue et ne lui en voulons pas. Vraisemblablement, Depardieu ne s'installera pas en Russie. Il ira en Belgique, autant dire la porte à côté.
Il faut avoir bien compris à ce stade qu'un acteur, un chanteur ou un footballeur s'enrichit grâce à son talent, alors qu'un chef d'entreprise s'enrichit grâce à un effort collectif. Il est difficile de distinguer fiscalement les hauts salaires des chefs d'entreprise des autres hauts salaires ; donc, il faut excuser le départ de Depardieu. Les responsabilités assumées par un chef d'entreprise n'ont aucune importance aux yeux de l'économiste, quand bien même des acteurs déclareraient l'inverse.
Imaginons toutefois que les chefs d'entreprise estiment également – à tort, selon Galbraith – qu'ils s'enrichissent par leur talent et méritent leurs rémunérations élevées. Ils pourraient alors décider de partir eux aussi, ou de cesser de mettre leur talent au service d'un "effort collectif" dont ils ne tireraient plus grand-chose. On pourrait leur en vouloir, certes, car ils ne sont pas artistes ; mais est-ce bien aux politiques – et aux économistes qui leur disent qu'ils devraient s'arroger des pouvoirs plus larges – de fixer les rémunérations du secteur privé ? En se focalisant sur "ce que la société doit attendre des riches", monsieur Galbraith oublie que les riches, eux, n'en attendent rien, si ce n'est qu'elle les laisse créer, produire, innover et ne les sanctionne pas systématiquement pour ce qu'ils lui apportent.
Un plafond de rémunération aura les mêmes conséquences qu'un plancher : maintenir une partie de la population hors de l'emploi. Le salaire minimum maintient les moins productifs au chômage, les entreprises refusant de les employer à ce prix ; le salaire maximum maintiendra les plus productifs hors de l'emploi, refusant de travailler à ce prix. Si les hommes politiques français estiment qu'ils peuvent se passer des plus talentueux dans leur quête de la compétitivité perdue, qu'ils n'hésitent pas à sanctionner le talent et à distribuer des amendes pour excès de compétence ; sinon, qu'ils cessent de jouer aux grands architectes de l'économie et de la société et qu'ils laissent les citoyens – qu'ils sont censés représenter, pas remplacer – décider pour eux-mêmes de ce qui les concerne.
Quant à monsieur Galbraith, je ne saurais que lui conseiller de devenir artiste. Il pourra alors toucher légitimement des rémunérations élevées et mettre à profit son indéniable talent pour manier les clichés.