Ce Comment Lire n’est pas un
manifeste, mais un guide. Pound n’a jamais rien eu à vendre : trop de passion chez lui, et passion
d’instruire, mais à l’évidence, d’instruire selon des codes qui n’ont pas lieu
là où ils pourraient, ou devraient. Et malgré un ton que le lecteur pressé peut
juger parfois péremptoire, ou simplement brouillon et agité avec de fortes
sentences qui demanderaient développement et tournent apparemment court, il
s’agit bien plutôt d’une sorte d’offrande…
Ezra Pound fut un homme généreux, avant tout. On daubera aisément sur ses
positions politiques, cette façon de s’afficher à la radio fasciste durant la
Guerre, quelques gestes théâtraux, etc. Tout ceci est connu, sans doute
déplorable. Mais ici rien de cela (le texte date de la fin des années 1920, et
l’entreprise des Cantos est engagée
depuis près de 15 ans déjà), et ce qui fait ici le fond du propos, c’est avant
tout une façon de considérer les choses de l’écriture – poésie, et prose :
Pound ne distingue que pour les besoins de son exposé, qui est ouvert – sous
l’angle de l’efficacité. Au lecteur (et au lecteur qui veut agir) ensuite de se pencher sur ses propres déterminations
pour en sonder les tenants, et discuter le point de vue de Pound ou abonder
dans le même sens, mais l’esprit au moins dégagé de scories encombrantes.
Voilà : il s’agit pour Pound de faire un peu le ménage.
Regardons l’opuscule. La première assertion est pour dire la nécessité de
corriger ce que l’enseignement officiel a dénaturé. Pound a eu des démêlés avec
l’enseignement tel qu’il se pratiquait dans son pays, dans sa jeunesse. Trop de
passion, parce que trop d’intelligence sans doute aussi. Partout (c’était vrai
hier, ce l’est peut-être encore plus de nos jours, où l’on croit facilement que
tout va s’arranger – cette confiance dans la technologie et ses merveilles par
exemple, quelle plaisanterie ! – quand tout est en train de sombrer, en
vérité) l’enseignement officiel sait parfaitement se recroqueviller sur ses
certitudes, ses chemins balisés, ses façons de radoter.
Ce qui caractérise Pound, c’est cette volonté de se mouiller, délibérément. Il
se jette à l’eau, dit-il. Il parle d’expérience : « J’ai connu dans
mon université des professeurs qui s’intéressaient (ou non) à la matière qu’ils
enseignaient, mais aucun, je crois, qui eût une vue d’ensemble de la
littérature, ni la moindre idée du rapport entre la partie qu’il enseignait et
les autres parties. » Moi-même, dont le destin a voulu que je sois de la
génération de Mai 68 (on venait à peine de se rendre compte de l’existence de
Pound, en France, et certes pas à l’Université), j’ai connu, à Poitiers (ville
poundienne !) un seul professeur qui sût à peu près qu’entre Montaigne et
Stendhal, il y avait eu Pascal, Montesquieu, Rousseau, par exemple, et que ces
gens s’étaient lus, dans la suite des temps qui les avaient vu naître ;
les autres bricolaient des notes de bas de page dans leurs ouvrages de critique,
et creusaient des labyrinthes de science obtuse à l’infini ; l’un d’eux vous
sirotait ses apartés sur La Fontaine, alors que vous veniez de lui exposer
exactement ce qu’il attendait de vous, à la lettre près (vous aviez compris le
système d’autoreproduction de sa pensée, à base de citations bidonnées, et de
formules bouffies, et vous aviez donc filé votre quenouille selon sa méthode),
mais il n’écoutait pas, il ruminait : il répétait donc ce qu’il venait d’entendre
pour en prendre le contrepied sans se rendre compte qu’il exposait
essentiellement son propre gâtisme ; l’autre (une fière amazone) vous
assénait ses bravacheries rimbaldiennes, comme des articles de foi brute, et
partait dans des confidences risibles et tonitruantes ; un autre encore fignolait
exclusivement des nuances de pensée triste et centrée sur deux ou trois
obsessions dans son édition des Confessions…
Je gage que la situation n’a guère changé : l’université produit toujours
sa douce vermine, et pour un esprit ouvert et libre, on trouvera cent chats
fourrés qui ronronnent leur savoir sous des murs qui s’écaillent d’ennui.
Reprenons. Ezra Pound rédigeait son Comment
Lire en 1929, et nous sommes en 2013 ; et on peut encore supposer sans
trop de risque de faire erreur qu’il existe toujours plus de débiteurs de
tranches de savoir que d’éveilleurs, dans l’enseignement supérieur comme
ailleurs. Il formulait ses remarques de bon sens au moment où il se lassait des
capitales européennes où il avait vécu : Londres, un couffin
d’ennui ; Paris, une belle évaporée. Il allait se retirer à Rapallo, loin
des importunités, et son unique problème, au fond, était toujours le
même : celui de la civilisation active, et en particulier de ce quasi-désert
culturel, à ses yeux, l’Amérique. Question de « goût », d’abord. Les
ennemis : « paresse », « routine » et « esprit de
contradiction inné ». Former le goût, combattre le laisser-aller.
La méthode : aller quérir là où elles se trouvent les sources d’une réelle
éducation du goût dans « la façon d’appréhender les belles-lettres ».
Ces sources, ce sont « à chaque époque, un ou deux hommes de génie (qui)
trouvent quelque chose et l’expriment ». Ainsi, viser distinctement les
œuvres qui, dans l’opus universel,
sont les dépositaires d’une originalité certaine, creuser cette spécificité, et
traiter de l’essentiel : des « procédés simples » en poésie, par
exemple, qu’il faut avoir en quelque sorte en tête si l’on veut ne pas errer
dans le suivisme au petit bonheur. Et par conséquent, aller vers la
« profondeur », au lieu de se contenter de « nouveauté de
surface » qui ne nourrit l’esprit que d’illusions.
Bref, la leçon majeure de Pound pourrait se résumer par une nécessaire
adéquation des mots aux choses. On aura reconnu là le point de départ de la
grande affaire de sa vie : la clarté du propos, la vigilance portée sur la
netteté des lignes de la pensée. Son éloge de Confucius part de là :
« Dans la mesure où le travail de l’auteur [i-e, l’écrivain] est exact, à
savoir fidèle à la conscience humaine et à la nature de l’homme, fidèle à la
formulation du désir, il est durable et il est “utile” ; j’entends qu’il
préserve la précision et la clarté de la pensée, non seulement pour le bien
d’une poignée de dilettantes et autres “amateurs de littérature”, mais pour la
sauvegarde de la santé de la pensée hors des milieux littéraires et dans la vie
extralittéraire, la vie individuelle et communautaire en général. » On
objectera, c’est assez facile, que la rédaction des Cantos atteint difficilement à cette « clarté », que la
méthode idéogrammatique aboutit souvent à une sorte de magma en fusion dont il
est malaisé, justement, de tirer les lignes de force, et que ce tourbillon va
trop vite. Précisément. L’éducation de l’intelligence ne passe sans doute pas
par une exigence de clarté où les balises et les poteaux indicateurs sont
affichés. Il faut un effort du lecteur pour que la ligne de signification se
fasse jour en son esprit. Et Pound n’a jamais prétendu à la facilité.
Mais à l’efficacité, oui. « La grande littérature n’est que du langage
chargé de sens au plus haut degré ». Débrouillez-vous. Trouvez le fil, et
suivez-le, si vous pouvez.
On ne va pas demander à Horace de nous citer nommément les Grecs qu’il a lus,
et dont il fait verser la substance dans sa langue personnelle. L’essentiel est
qu’il invente sa propre langue, justement, et ne parle plus grec, mais son
latin à lui, qui est admirablement dense et précis, et parvienne, comme dit
Nietzsche, à « ce minimum dans la somme et le nombre des signes et ce
maximum que l'on atteint ainsi dans l'énergie des signes » (Crépuscule des idoles). De même, la
matière des Cantos nous est offerte,
avec son mode d’emploi. Que l’œil s’exerce, que la pensée se forme, c’est la
règle du jeu. Vous ne demanderez pas non plus à la Comédie dantesque de tout vous dire de ses antécédents : Dante
cite lui aussi, et puis développe, et suit son chemin. Ces sortes d’entreprises
supposent la conquête d’une forme d’intelligence par soi-même, qui n’est pas donnée !
Offerte, comme on ouvre des perspectives, mais pas donnée, comme on
approvisionne un grenier.
De plus, il faut se dire que la lecture des Cantos
demande également une autre qualité promue par Nietzsche, encore lui, une vertu
proprement bovine, celle de la rumination. Un poème qui s’apprend par cœur en
cinq minutes peut inspirer de la sympathie à l’écolier, et à son maître :
il laissera un air de joie simple dans le souvenir. Mais un poème de haute
lisse suppose une trame de plus d’ampleur, et de solidité, et le par-cœur relèvera alors d’un exercice
d’autre volée : il devra pouvoir soutenir le souffle qui habite le poème.
On retiendra du libelle de Pound ces exigences, toujours valables :
traduire, parce que traduire est s’assimiler, et s’enrichir, se frotter à
l’autre ; se former l’oreille, autant que l’œil, et le cerveau ; et quant
à la langue du poème à faire, décrasser (c’est là que Pound nous fait l’éloge
de la prose de Flaubert, comme facteur d’« intensité », au même titre
que telle ballade de Villon).
On (re)lira donc ce Comment Lire
comme une invitation à se passer définitivement de fioritures dans la
réalisation du poème (ou de tout autre ouvrage destiné à instruire, au sens le
plus noble), comme de toutes les justifications de la paresse et de la
facilité.
La traduction nouvelle de Philippe Mikriammos remplace heureusement celle qui
était devenue introuvable, et que les Cahiers de l’Herne publièrent il y a
quelques lustres : elle apporte un certain nombre de précisions, aussi
bien sur les données du texte (les motivations, les auteurs et ouvrages cités),
sur son établissement, que sur la première publication française, et enfin elle
présente un aperçu bibliographique complet.
[Auxeméry / 8 janvier 2013]
Ezra Pound
Comment lire
Traduction et notes
de Philippe Mikriammos
Pierre-Guillaume de Roux, 2012