Couverture d’un livre sur les nanos destiné aux enfants, et basé sur le roman de Lewis Carroll, Alice au Pays des Merveilles : « Qu’est-ce que Nanoland et quel genre de curieuses choses Alice y trouvera-t-elle ? Suivez Alice dans le terrier du lapin, dans un monde plus petit que petit ! » © NISE Network
Nous avions commencé l’année dernière à vous introduire au monde fascinant des nanotechnologies et à des exemples de leurs applications. Cet article se veut aujourd’hui donner des éléments de réponse sur les problèmes éthiques que posent les nanos. Car nous avons vu que même si les particules nanométriques existent depuis fort longtemps, l’homme en conçoit aujourd’hui de nouvelles volontairement en cherchant à les appliquer à de nombreux domaines de manière très exploratoire. Mais quel recul avons-nous sur ces nouvelles particules ?
Nanotechnologies et science fiction
Dès les débuts de la nanoscience, les risques inhérents au développement des nanotechnologies vont souvent être décriés, en prêtant pour beaucoup au registre de la science fiction. L’ouvrage fondateur sur les nanotechnologies est celui d’Eric Drexler, un chercheur du MIT. En 1986, il publie Engines of creation : the comingera of nanotechlogy. Il y décrit un monde futuriste où les nanotechnologies sont utilisées dans de nombreux domaines, dans des applications qui n’existent alors pas encore. Très vite, les critiques lui reprochent de trop jouer dans le registre de la science fiction, alors que son ouvrage est censé avoir une portée scientifique. Le mélange des genres est d’ors et déjà fait.
En avril 2000, Bill Joy, un ingénieur américain en génie électrique, notamment co-fondateur du langage JAVA, publie dans le Wired magazine, un article sur les risques que le développement des technologies génétiques, nanos et robotiques pourraient faire courir à l’humanité. Intitulé « Why the future doesn’t need us », son article prévoit, dans un avenir relativement proche, que des robots intelligents remplaceront l’humanité. Une nouvelle fois, la science fiction n’est pas loin quand il s’agit de parler des risques potentiels du développement des nanotechnologies.
En 2002, Michael Crichton, un célèbre auteur américain de science fiction, place les nanotechlogies au coeur de l’intrigue de son roman, Prey — littéralement « la proie ». Plusieurs éléments de peur y sont évoqués : la propagation de nouvelles maladies inconnues à cause de la contamination par les nanos ; la possibilité de faire des robots presque humains ; la ressemblance entre nanos et vraies particules : un nouveau monde artificiel possible ; ou encore, le poids de l’économie qui force à produire des choses qu’on ne contrôle pas, pour respecter des contrats et s’enrichir.
Raisonner sur le risque nano : raisonner sur l’incertitude
Aujourd’hui, trois risques principaux sont préjugés :
- les risques technologiques directs : l’entreposage des nanoparticules exige des soins particuliers qui peuvent être dangereux (utilisation de gaz par exemple).
- les risques environnementaux : la possible contamination dans l’environnement, le recyclage plus complexe des nanomatériaux.
- les risques sur la santé : les risques les plus décriés et les plus incertains, qui renvoient notamment à l’utilisation toujours plus grande des nanotechnologies dans l’agro-alimentaire [1] . On sait que « sous certaines conditions, les nanoparticules peuvent pénétrer l’intérieur des cellules. […] La question est alors de savoir où se dirigent ces nanoparticules et comment elles sont distribuées dans le corps. Apparemment, les particules de taille plus réduite circulent dans le corps de façon prolongée et peuvent dans certains cas franchir la barrière hémato-méningée, peuvent certainement sortir des vaisseaux sanguins et se retrouver dans les fluides intercellulaires. Les nanoparticules peuvent donc se rendre jusqu’aux parties du corps qu’aucune matière inorganique n’avait réussi à atteindre. » [2]
Dans un article paru en 2008 dans la revue Le Débat, des chercheurs du laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du CEA-Saclay, reviennent sur les enjeux du débat sur les nanosciences. Dans le travail de mesure des risques, différents degrés existent :
« Le risque objectif : les probabilités des dommages possibles sont connues. Les techniques de l’évaluation des risques s’appliquent alors directement.
- le risque subjectif : sont connus les types et les degrés de dommages possibles, mais pas leurs probabilités. Les techniques de l’évaluation des risques ne s’appliquent plus, sauf si l’on adhère à une conception subjective des probabilités, considérées alors comme de simples degrés de croyance. Dans ce cas, le principe de précaution s’applique et incite à mener des recherches supplémentaires pour déterminer les différentes probabilités objectives.
- l’incertitude : la mesure des dégâts et la caractérisation des causes sont elles-mêmes floues, soit à la suite d’un désaccord entre les experts, soit en raison d’une contestation sociale plus large. Il ne suffit plus alors d’essayer de quantifier la probabilité des différentes formes de dommages.« [3]
Si c’est sous le registre de la science fiction que les risques liés au développement des nanotechnologies ont été pour la première fois évoqués, ce n’est pas un hasard. Car avec les nanotechnologies, les risques riment avec incertitude.
Selon un rapport publié en 2004 par le Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies, le domaine des nanos est encore »en cours de définition, et c’est ce qui en rend sa lecture et son interprétation, a fortiori sa projection et sa prospective, extrêmement sujets à caution du point de vue de la rigueur scientifique. » [4]
Où en est l’évaluation des risques ?
Le problème est que, même si des mises en garde ont été lancées dès 2002 à travers le monde, les études d’impacts sanitaires ont tardé à se mettre en place. En tout, en 2006, l’effort mondial public et privé pour les nanotechnologies a été estimé à 10,5 milliards de dollars. La recherche sur les risques, quant à elle, n’a représenté que 4 % de ce budget total [5] . Autrement dit, peu de financements sont encore débloqués pour mesurer les risques liés au développement des nanos, bien que les rapports se soient multipliés ces dernières années à travers le monde comme en France [6] .
En France, l’article 5 de la Charte de l’Environnement demande de prendre des « mesures provisoires pour parer à la réalisation d’un dommage ». En somme, elle énonce le principe de précaution. Principe qui n’a pas été respecté avec les nanos, puisque celles-ci sont déjà commercialisées dans de nombreux produits [7] . La première étape à l’évaluation des risques nanotechnologiques a donc été de recenser l’utilisation des nanoparticules dans les produits manufacturés et les différents types de nanoparticules utilisés. L’article 42 du la loi Grenelle 1 a ainsi promulgué l’obligation pour les industriels de déclarer les « substances nanoparticulaires » qu’ils fabriquent, leurs quantités et leurs usages. Quelques inventaires existent déjà à travers le monde, mais se posent d’énormes problèmes de terminologie et de cohérence.
En mars 2010, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (AFSSET) lance une action conjointe européenne pour évaluer les risques des nanomatériaux sur la santé : NANOGENOTOX. Les travaux prévus sur trois ans doivent permettre de tester 14 nanomatériaux manufacturés. Le projet est doté d’un budget total de 6,2 millions d’euros, émanant exclusivement de fonds publics [8] . L’AFSSET a ainsi recensé 246 produits manufacturés de la vie commune contenant des nanoparticules : textiles, produits d’entretien, cosmétiques, etc.
En France, l’accent est surtout mis sur le débat public, un débat national ayant été organisé entre 2009 et 2010 [9] . Malgré ces efforts, les associations d’opposition au développement des nanos et les associations de consommateurs continuent aujourd’hui à n’avoir qu’une influence minime sur l’évolution du marché des nanos et le développement de nouvelles applications. Parallèlement, aucune étude concluante n’existe aujourd’hui sur l’évaluation des dangers qui pourraient être directement liés aux nanos. Le fait est que le savoir technique demeure encore insuffisant pour prendre des décisions gouvernementales, alors que les pressions sociales se font de plus en plus grandes.
Pour aller plus loin :
- l’interview par L’Express d’Etienne Klein, directeur de recherche au CEA, « Regarder les nanotechnologies comme le lait sur le feu », 2010
- le site du débat public français, avec notamment une bibliographie des articles d’études réalisés sur le sujet
- le compte-rendu du cycle de débats « Nanomonde » organisé par Vivagora en 2006 à Paris
- le site du collectif Pièces et Main d’Oeuvre, principal contestataire en France
- les programmes, posters et comptes-rendus (en anglais) des rencontres Nanodays organisées depuis plusieurs années par le réseau Nanoscale Informal Science Education aux Etats-Unis
- et les nombreux liens dispersés dans cet article !
- «D’après les estimations du groupe de consultants « Helmut Kaiser », le marché global des nano-aliments s’élevait déjà à 5,3 milliards de dollars en 2005 et atteindra les 20,4 milliards en 2010. D’ici 2015, les nanotechnologies pourraient être utilisées dans 40 % des aliments industriels. » Extrait de l’article de Didier Bieuvelet, « Le risque des nanotechnologies », L’Age de faire, 16 juillet 2009.
- Extraits tiré du rapport par Dina Feigenbaum, Albert Nsamirizi, Bernard Sinclair Desgangne, « Les nanotechnologies : leurs bénéfices et leurs risques potentiels », rapport Bourgogne, CIRANO, mai 2006
- Extrait de l’article par Etienne Klein, Vincent Bontems, Grinbaum Alexei, « Nanosciences : les enjeux du débat » in Le Débat, n°148, 2008
- Référence du rapport : Jean-Pierre Dupuy, Françoise Roure, Les nanotechnologies : éthique et prospective industrielle, Tome 1, Rapport du Conseil général des Mines et Conseil général des technologies de l’information, 2004
- Chiffres tirés de l’article de Didier Bieuvelet, voir plus haut
- En 2003, le rapport du groupe canadien ETC,The Big Down, qui dénonce les risques sur l’environnement de ces « technologies atomiques » ; en 2004, le rapport de la Royal Society et la Royal Academy of Engineering britanniques, Nanoscience and nanotechnologies : opportunities and uncertainties ; en 2004, le rapport de la Commission Européenne, Nanotechnologies : a preliminaryriskanalysis on the basis of a workshop organized in Brussel on 1-2 March 2004 ; en 2004, le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, Nanosciences et progrès médical ; en 2006, le rapport du comité d’éthique du CNRS, Enjeux éthiques des nanosciences et nanotechnologies ; en 2007, le rapport du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Questions éthiques posées par les nanosciences, les nanotechnologies et la santé ; et bien d’autres encore…
- cf. article précédent
- 45% de la Commission européenne et les 55 % restants des organismes partenaires et des ministères des États membres participant au projet
- Plusieurs autres exemples de débats publics ces dernières années : le cycle de débats « Nanomonde » organisé à Paris par l’association VivAgora de janvier à juin 2006 ; le cycle « NanoVivv » commandité par l’agglomération grenobloise suite aux attaques d’un groupe de militants du collectif Pièce et main d’œuvre contre la construction du complexe Minatech ; une rencontre Cahiers d’acteurs à la Cité des sciences et de l’industrie en mars 2007 ; un forum permanent coorganisé par le Conservatoire national des arts et métiers, le ministère de la Santé et VivAgora.