Trop peu d’échos dans la presse – comme on le signalait dans le précédent billet – à propos du dernier CD du groupe DAM, mais tout de même une belle polémique autour d’un des titres ou plus exactement autour de la vidéo qui l’illustre, vidéo qui accueille d’ailleurs le visiteur sur le site du groupe.
Intitulée en arabe لو أرجع بالزمن (If I’d Go Back in Time), la chanson en question est interprétée par les trois membres du groupe auxquels joint sa voix Amal Murkus, une “Palestinienne de l’intérieur”, connue elle aussi pour son engagement politique. Engagées, les paroles du titre le sont, sans aucun doute, pour défendre la cause des femmes, une question, surtout dans le monde occidental, rarement associée aux groupes de rap plutôt connus pour leur machisme… Réalisée par Jackie Salloum, à qui l’on doit notamment l’excellent Slingshot Hip Hop (“Le hip hop des lance-pierres”), la vidéo prend la forme d’un long flash-back entrecoupé par le refrain qui renvoie à la même scène située, elle, dans une temporalité clairement irréelle. Si je pouvais remonter le temps déroule ainsi un récit d’outre-tombe, celui d’une histoire tragiquement banale, celle d’une de ces trop nombreuses jeunes femmes arabes assassinées à l’occasion de ce que le langage courant appelle, même pas par antiphrase, un “crime d’honneur”. (Dénomination qui, dans de très nombreux codes juridiques et plus encore auprès de la jurisprudence garantit aux coupables la clémence, si ce n’est l’impunité, au nom du “respect des traditions”.)
Sponsorisé par une agence des Nations Unies, l’U.N. Women (connue également sous le nom The United Nations Entity for Gender Equality and the Empowerment of Women), le nouveau titre du groupe vedette de la scène rap palestinienne milite contre la violence faite aux femmes. D’ailleurs, pour mieux (?) asséner le message, la marche en arrière dans le temps racontée par le clip s’achève au moment où l’héroïne, redevenue petite fille, met en quelque sorte le point final à une inscription qui dit en arabe Al-hurriya untha (“La liberté au féminin”, Liberty for my sisters dit le texte anglais, ce qui est nettement moins subtil !)
Pétri de bonnes intentions, le clip a suscité dans les colonnes de l’excellent Jadaliyya des critiques très vives, auxquelles le groupe n’a pas hésité à répondre, sur un mode assez violent également. Autant d’arguments que l’on présente ci-dessous aussi fidèlement que possible – les échanges existent presque intégralement en anglais et en arabe et il est facile de s’y référer. En effet, même s’ils portent la marque du contexte nord-américain, les débats ne sont pas sans résonance en France où, tous les deux jours et demi, une femme meurt sous les coups de son conjoint ou concubin comme le rappelle Amnesty International, un pays aussi où féminisme, islam et arabité ne font pas toujours bon ménage, c’est le moins qu’on puisse dire !…
Le premier élément à verser au dossier est un article publié en novembre dernier dans Jadaliyya par Lila Abu Loghod et Maya Mikdashi. Sous un titre un peu trop choc – Tradition and the Anti-Politics Machine: DAM Seduced by the “Honor Crime (“Les traditions et la machine à dépolitiser : Dam séduit par les crimes d’honneur”) –, les deux universitaires rappellent que le combat contre les crimes d’honneur peut être une manière de masquer les enjeux politiques d’une situation donnée, en l’occurrence celle de l’occupation de la Palestine. La question est loin d’être simple, car la violence faite s’explique aussi par le contexte social et politique. Pourtant, alors que ce dernier est toujours bien présent dans les textes des trois rappeurs palestiniens, ceux-ci l’ont en quelque sorte “oublié” dans cette chanson pour proposer un récit sans le moindre arrière-plan, in a total political, legal and historical vacuum. Par exemple, dans l’histoire que propose Dam, poursuivent-elles, la fille se dit qu’elle aurait pu fuir… Mais comment dès lors qu’elle est palestinienne, par quel aéroport ? La chanson de Dam ne propose qu’une caricature d’hommes en colère dans une société patriarcale, des hommes qui s’en prennent à une femme innocente, rien d’autre… Pourquoi la chanson et le clip ne disent-ils rien sur les luttes des femmes palestiniennes ? Des féministes palestiniennes qui se battent, il y en a pourtant, et elles n’utilisent pas justement cette expression de “crime d’honneur” tellement à la vogue dans les campagnes de sensibilisation financées par les organisations internationales. A leurs yeux, parmi tous les facteurs qui contribuent à la violence que subissent les femmes, il y a des priorités plus importantes, en tout cas plus efficaces pour la lutte. Sans oublier le contexte si particulier de la situation coloniale en Israël, où l’occupant depuis des décennies soutient des structures patriarcales qui contribuent à son contrôle. Au final, concluent Lila Abu Loghod et Maya Mikdashi, la vidéo de Dam “renforce et peut-être justifie aux yeux de nombreuses personnes dans leur conviction que le problème c’est l’arriération des Palestiniens, le fait qu’ils ne sont pas vraiment civilisés”. Au final, ont abouti à une stigmatisation de tout un groupe social, en oubliant le contexte qui éclaire pourtant les données du problème.
DAM’s video reproduces the logic that situates Palestinian victims in a culture from which welfare workers, legal personnel, social workers, and other agents of social control in the Israeli state must save them (Shalhoub-Kevorkian, 2005). It reinforces, and perhaps justifies in the eyes of many, the conviction that it is Palestinians’ backwardness and lack of civilization that should be blamed for violence against women in the community. DAM’s video does nothing to remind us of the structural violence that is usually front and center in their songs. They do not give us the context that fragments women’s family support, dislocates community systems of social protection, hollows out budgets for intervention, and denies help to those who are considered less than human because they are “Arab,” whether they wear jeans or hijabs. They do not talk about the way discussions of “honor crimes” in Israeli universities function as a tool of hatred. In the wider international discourse of saving Muslim women, the “honor crime” plays a crucial role. It locates the problem in culture and tradition. It isolates this form of violence from any others. In locating such violence in backward communities, it stigmatizes groups.
Sur le même thème Jadaliyya a également publié The Politics of Killing Women in Colonized Contexts, un texte écrit par Nadera Shalhoub-Kevorkian et Suhad Daher-Nashif, deux universitaires spécialistes de cette question qui interviennent pour rappeler elles aussi que la violence à l’encontre des femmes est “un phénomène politique, moral et éthique complexe” et qu’à ce titre il ne peut être sorti de son contexte politique : the killing of women cannot be divorced from the realm of the political. Elles rappellent que les féministes palestiniennes [ou non] préfèrent parler de fémicide (ou féminicide) pour éviter l’emploi de l’expression traditionnelle de “crime d’honneur” et ne pas se placer, précisément, dans la logique des oppresseurs, qu’ils appartiennent à la société d’origine ou à la société de l’occupant, fort prompt à se considérer comme plus moderne ou plus civilisé. Dans le reste de leur article, elles analysent en détail la “coopération” entre la puissance occupante et les structures traditionnelles de la société occupée, sans oublier de rappeler que, dans une situation de grande fragilité, l’analyse se doit d’être complexe car ces structures traditionnelles informelles sont à la fois des systèmes qui préservent la cohésion sociale tout en faisant du contrôle des femmes un instrument dans leur lutte pour le pouvoir : these informal systems fluctuate between being systems that preserve the society’s safety, internal security, and cohesion, and systems that reach for power under conditions of complete powerlessness, making use of women’s living and dead bodies.
Quelques jours plus tard, Jadaliyya a encore publié un court texte de Lila Abu Loghod et Maya Mikdashi en forme de lettre ouverte aux trois interprètes de Dam. Sous un titre faisant l’éloge de la solidarité qui unit les différents intervenants d’un débat qui a été sans nul doute un peu animé (Honoring Solidarity During Contentious Debates), elles rappellent, avec beaucoup de chaleur, combien elles admirent la musique des trois rappeurs, tout en expliquant qu’elle n’ont jamais douté de leur intégrité ni de leur sincérité. De par leur travail à elles, de par leurs recherches aussi, nul doute qu’elles sont plus sensibles que d’autres à la “machinerie occidentale et internationale” qui sait si bien “dépolitiser” la question féminine. C’est pour cela qu’elles expriment de telles inquiétudes lorsque des problèmes sociaux sont “expliqués” par le seul recours à la culture arabe ou musulmane, alors que c’est peut-être un facteur, mais parmi bien d’autres : we are especially aware of the international and Western machinery that has de-politicized women’s issues. We are worried about attributing social problems to Muslim or Arab culture alone because even if this is a factor, it is not the only one. Dès lors qu’ils publient leur chanson-vidéo, rappellent-elles, celle-ci entre dans un champ plus vaste et se charge de significations qui ne sont pas nécessairement celles qu’ils avaient voulu donner au départ.
Cette lettre ouverte, un peu en forme d’excuses tout de même, est venue après une réponse, assez vive, du groupe Dam, là encore publiée sur le site Jadaliyya. A les lire, on comprend qu’ils ont été assez choqués de se voir accuser, eux qui sont sur le terrain, de naïveté politique : When we write songs, we do not sit and think, “what would America or Israel think of this?” We open the window and document what we see. We document the struggles of our generation in the service of our communities. We are confident that our artistic and political work is one that engages its context. Our view is, if nothing else, a close and engaged one.
Si je pouvais remonter le temps raconte ce qu’ils ont vécu à Lod, là où ils sont nés. Quant aux féministes palestiniennes dont ils ignoreraient le combat, elles sont quelques-unes, à commencer par la chanteuse Amal Murkus, à avoir justement contribué au clip, rappellent-ils. Celui-ci serait sorti du contexte politique ? Mais ce contexte, ce sont toutes les autres chansons du groupe qui le donnent ! Et pour ce qui est du risque d’une récupération par les organisations internationales occidentales, comment y croire alors que la chanson est écrite en arabe pour des Arabes, prolongée par des rencontres sur le terrain là où des Palestiniennes ont été victimes de violence ? Comment peut-on leur reprocher à eux qui refusent de collaborer avec des sociétés israéliennes et qui sont plus ou moins boycottés par les grosses sociétés de production dans le monde arabe de travailler avec une agence des Nations Unies ???
Voilà deux ans, poursuivent-ils, que le monde arabe vit un soulèvement, une révolution politique et, pour beaucoup, c’est un moment historique, peut-être le plus important qu’ils aient jamais vécu. Est-ce vraiment le temps de se poser la question sur la manière dont leurs textes peuvent être lus, en particulier en Occident ? De toute manière, les textes en question peuvent toujours être manipulés, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faut faire semblant de ne rien voir. Désormais, les Arabes se lèvent et demandent un changement, de l’intérieur et pour eux Si je pouvais remonter le temps, c’est une manière, parmi d’autres, de contribuer à ces changements historiques : For the last two years, we have witnessed political revolution and upheaval in the Arab world. It is for many of us perhaps the greatest historical moment we have ever experienced. This is precisely the moment when we should dispense with concerns over how we may be read (particularly by the West). Propaganda will exploit any issue it deems fit, this does not mean we should turn a blind eye. Arabs are standing up and demanding a change from within. We see “If I Could Go Back in Time,” as one effort of many in these momentous times.
Il y aurait encore bien des choses à commenter dans ce débat, le style du vidéo-clip par exemple, peut-être un peu trop “à l’américaine” voire un peu nian-nian (ou même niais) dans les séquences plus ou moins oniriques… On retiendra néanmoins le bel optimisme des membres du groupe Dam au moment où l’on évoque si souvent “l’hiver arabe”, en suggérant, tout comme eux, de juger sur pièce en ne se contentant pas de visionner Si je pouvais remonter le temps mais en allant sur leur site pour acheter, sans hésitation et sans le moindre intermédiaire, leur dernier CD.