Depuis le passage à l'euro, le prix de la baguette de pain n'a-t-il pas explosé ? Les boulangers ne se font-ils pas exagérément de l'argent sur le dos des consommateurs ?
Par Georges Kaplan.
Vous avez sans doute déjà lu des commentaires de ce type et peut-être même partagez vous le sentiment de ce commentateur. Ce qui est exprimé ici, c’est une défiance très forte vis-à-vis de la concurrence ; l’idée selon laquelle, dans une économie de marché, les entreprises privées peuvent fixer et augmenter les prix comment elles le souhaitent. C’est une des nombreuses facettes de l’anticapitalisme à la française ; cette part de notre exception culturelle qui trouve sa source, au moins en grande partie, dans une ignorance désarmante des faits et mécanismes économiques.
Dissonances cognitives
Commençons par corriger les chiffres évoqués par l’auteur de ce commentaire. Juste avant l’introduction de l’euro, en décembre 1998 [1], le prix moyen d’une baguette de pain de 250g [2] en France métropolitaine n’était pas de 1 franc mais plutôt de 4 francs et 5 centimes. Aussi surprenant que ça puisse vous sembler, la dernière fois que vous avez payé votre baguette 1 franc, c’était probablement vers 1975 ; en 1980, elle coûtait déjà 1,67 francs en moyenne.
Par ailleurs, le prix actuel d’une baguette en France métropolitaine n’est pas de 1 euro mais plutôt de 88 centimes d’euros [3]. La baguette à 1 euro, c’est sans doute à Paris ; chez moi, en plein centre de Marseille, je la paye 80 centimes. En d’autres termes, « depuis l’euro », la hausse du prix moyen de la baguette n’est pas de 556% comme semble le croire notre commentateur mais plutôt de 42% (de 62 à 88 centimes d’euros).
Une augmentation du prix de la baguette de 42% sur 14 ans, ça correspond à une croissance annuelle de 2,5%. C’est loin d’être négligeable, bien sûr, mais est-ce plus qu’à l’époque des francs ? Eh bien non : de 1980, deux ans après la libéralisation (toute relative) du prix du pain [4], à décembre 1998, le prix moyen de la baguette est passé de 1,67 à 4,05 francs ; soit une augmentation de 5% par an – c'est-à-dire deux fois plus que « depuis l’euro ».
La baguette monte ou l’euro baisse ?
Lorsque notre commentateur écrit « 1 euro, soit 6,55 francs », il commet une erreur de raisonnement très courante : celle qui consiste à croire que, si nous avions gardé notre ancienne monnaie nationale, la valeur de cette dernière ne se serait pas érodée depuis 1999. C’est pour le moins douteux ; en réalité, la valeur du franc, comme celle de l’euro depuis 14 ans, n’a jamais cessé de baisser : c’est ce qu’on appelle l’inflation.
Il faut bien comprendre que dire qu’une baguette vaut 2 francs est strictement équivalent à dire qu’un franc vaut une demi-baguette. Dès lors, si le prix de votre baguette passe à 4 francs, vous n’avez aucun moyen de savoir si c’est la valeur de votre pain qui a doublé ou si c’est la valeur du franc qui a été divisée par deux. C’est pour cette raison que, pour évaluer l’inflation, on utilise un panier de prix qui permet de distinguer ce qui est spécifique à chaque produit de ce qui est commun à tous : la monnaie dans laquelle ils sont exprimés.
Ainsi, si l’on retient la composition du panier qu’utilise l’Insee pour calculer son indice des prix à la consommation, les prix exprimés en euros ont augmenté de presque 26% depuis janvier 1999 ; ce qui revient à dire que la valeur de l’euro a baissé de 21%. De la même manière, exprimé en francs du 1er janvier 1999, la valeur d’un euro actuel n’est plus de 6,55957 francs (1999) mais d’environ 5,21 francs (1999).
En d’autres termes, sur une augmentation de 42% du prix de la baguette depuis janvier 1999, on peut déjà attribuer environ 26% à l’inflation ; c'est-à-dire à l’érosion de la valeur de l’euro. Il va de soi que nos amis boulangers, meuniers et agriculteurs n’y sont absolument pour rien ; si vous avez absolument besoin d’adresser vos plaintes à quelqu’un, vous devriez plutôt chercher dans les étages de l’Eurotower à Francfort-sur-le-Main.
Sus aux spéculateurs !
La deuxième partie de l’intervention de notre commentateur est aussi très symptomatique d’une de nos petites exceptions culturelles : à chaque fois que le prix de quelque chose augmente, nous avons coutume, nous autres Français, de lancer la chasse aux « spéculateurs ». La tradition est ancienne ; déjà lorsque Turgot voulu libéraliser le commerce du grain, un certain nombre de meuniers et de boulangers furent accusés d’être des « accapareurs » (les spéculateurs de l’époque) et certains le payèrent même de leur vie.
La première chose que l’on pourrait répondre à notre commentateur c’est que le prix du blé c’est – à tout casser – 6% du prix d’une baguette. Autant dire que les variations du cours du blé n’ont qu’un impact marginal sur le prix de vente. En réalité, ce que reflète l’augmentation du prix réel – c'est-à-dire ajustée de l’inflation – de la baguette c’est surtout le coût du travail (notamment les 35 heures), la facture énergétique et le loyer de nos boulangers. De fait, si la marge que réalise votre boulanger sur ses baguettes est sans doute largement inférieure à 8 centimes, c’est tout simplement parce qu’il a des concurrents.
Depuis 1981, les World Value Surveys, qui couvrent 90% de la population mondiale, mesurent (notamment) l’idée que se font nos contemporains sur les bénéfices qu’ils tirent de la concurrence. Le résultat est sans appel : au classement mondial des pays où les gens expriment la plus forte défiance vis-à-vis de la concurrence, la France arrive seconde (juste derrière la Thaïlande) et le jugement de nos compatriotes ne cesse de se dégrader depuis 30 ans.
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Sur le web.
Notes :
- Même si la mise en circulation des pièces et des billets en euro n’est intervenue que 3 ans plus tard, nous sommes passés à l’euro le 1er janvier 1999. C’est à cette date que la franc français a cessé d’être une monnaie autonome et que sa conversion avec l’euro a été fixée à 6,55957 francs pour 1 euro. ↩
- Jusqu’en 1970, la baguette pesait 300 grammes. ↩
- Plus précisément 3,51 euros le kilo soit 87,75 centimes la baguette (source : Insee, décembre 2012). ↩
- Arrêté n°78-89 P du 9 août 1978. Dès l’année suivante, l’État cherchera néanmoins à reprendre le contrôle des prix au travers d’une série de dispositifs. Il faudra attendre le 1er janvier 1987 pour que rentre en vigueur l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 qui restaure la liberté totale des prix. ↩